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BARNABÉ RUDGE

leva, qui doit rester à jamais une énigme. Je n’ose pas vous en dire davantage.

— Vous n’osez pas ! répéta le serrurier confondu de surprise.

— Ne me pressez point. Je suis malade et faible, et toutes mes facultés vitales semblent mortes au dedans de moi. Non ! ne me touchez point non plus. »

Gabriel, qui s’était avancé de quelques pas pour la secourir, recula lorsqu’elle fit cette exclamation précipitée, et la regarda en silence avec un profond étonnement.

« Laissez-moi aller seule, dit-elle à voix basse, et que les mains d’un honnête homme ne touchent pas les miennes ce soir. » Quand elle eut marché en chancelant vers la porte, elle se retourna, et ajouta avec un violent effort : « N’oubliez pas que ceci est un secret qu’il faut, de toute nécessité, que je confie à votre honneur. Vous êtes un homme sûr. Comme vous avez toujours été bon et affectueux pour moi, gardez-le. Si vous entendez quelque bruit là-haut, excusez mon absence ; imaginez quelque prétexte ; dites n’importe quoi, sauf ce que vous avez vu en réalité, et que jamais un mot, un regard entre nous, ne rappelle cette circonstance. Je me fie à vous. Songez-y, je me fie à vous. Et jusqu’où va ma confiance en vous, jamais vous ne pourriez le concevoir. »

Fixant ses yeux sur lui un instant, elle s’éloigna et le laissa seul dans la chambre.

Gabriel, ne sachant que penser, se tenait debout, l’œil fixé sur la porte ; son visage était plein d’étonnement et d’épouvante. Plus il méditait sur ce qui venait de se passer, moins il pouvait y donner quelque explication favorable. Trouver cette femme veuve, dont la vie avait été supposée pendant tant d’années une vie de solitude et de retraite, et qui, par sa paisible résignation à ses douleurs, avait gagné l’estime et le respect de tous ceux qui la connaissaient, la trouver liée mystérieusement avec un homme sinistre, s’alarmant de son apparition, et pourtant l’aidant à s’échapper ; c’était une découverte qui le peinait autant qu’elle l’effrayait. La pleine confiance qu’elle venait de montrer dans sa discrétion, et le consentement tacite qu’il y avait donné, augmentaient la détresse de son esprit. S’il eût parlé hardiment, s’il eût persisté à la questionner, s’il l’eût retenue quand