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BARNABÉ RUDGE

au logis ; et il était notoire que, tous les jours de grande fête, il avait l’habitude de changer ses boucles de genouillères en simple acier contre des boucles de strass reluisant, sous l’abri amical d’un poteau, très commodément planté audit endroit. Ajoutez à cela qu’il était âgé de vingt ans juste ; que son extérieur lui en donnait davantage, et sa suffisance au moins deux cents ; qu’il ne trouvait pas de mal à ce qu’on le plaisantât en passant sur son admiration pour la fille de son maître ; et qu’il avait même, comme on l’invitait, dans une certaine taverne obscure, à proposer la santé de la dame qu’il honorait de son amour, porté le toast suivant, avec force œillades et lorgnades : « Une belle créature dont le nom de baptême commence par un D. » Et maintenant le lecteur sait de Sim Tappertit, qui avait en ce moment rejoint à table le serrurier, tout ce qu’il est nécessaire d’en savoir pour faire connaissance avec lui.

C’était un repas substantiel : car, indépendamment du thé de rigueur et de ses accessoires, la table craquait sous le poids d’une bonne rouelle de bœuf, d’un jambon de première qualité, et de divers étages de gâteau beurré du Yorkshire, dont les tranches s’élevaient l’une sur l’autre dans la disposition la plus appétissante. Il y avait aussi un superbe cruchon bien verni, ayant la forme d’un vieux bonhomme qui ressemblait un peu au serrurier ; au-dessus de sa tête chauve était une belle mousse blanche qui lui tenait lieu de perruque et promettait, à ne pas s’y tromper, une ale pétillante brassée à la maison. Mais plus adorable que cette ale jolie brassée à la maison, que le gâteau du Yorkshire, que le jambon, que le bœuf, qu’aucune autre chose à manger ou à boire que la terre ou l’air ou l’eau pût fournir, il y avait là, présidant à tout, la fille du serrurier, aux joues de rose : devant ses yeux noirs le bœuf perdait tout son prestige, et la bière n’était plus rien, ou peu s’en faut.

Les pères ne devraient jamais embrasser leurs filles en présence de jeunes gens. C’est trop aussi. Il y a des limites aux épreuves humaines. Voilà justement ce que pensait Sim Tappertit quand Gabriel attira vers ses lèvres les lèvres rosées de sa fille…. Ces lèvres qui étaient chaque jour si près de Sim, et pourtant si loin ! Il respectait son maître,