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BARNABÉ RUDGE

double menton, empêchait son chapeau à trois cornes et sa petite perruque ronde d’être emportés par un coup de vent, il n’y avait pas moyen qu’il pût dissimuler son embonpoint et sa figure rebondie ; certaines marques de doigts salis qui s’étaient essuyés sur son visage ajoutaient seulement à son expression bizarre et comique, sans diminuer en rien l’éclat de sa bonne humeur naturelle.

« Il n’est pas blessé, dit enfin le voyageur, relevant à la fois sa tête et la lanterne.

— Vous avez donc fini par découvrir ça ? répondit le vieillard. Mes yeux ont été jadis meilleurs que les vôtres ; mais aujourd’hui encore je n’en changerais pas avec vous.

— Que voulez-vous dire ?

— Ce que je veux dire ! c’est que je vous aurais bien dit, il y a cinq minutes, qu’il n’était pas blessé. Donnez-moi la lumière, l’ami ; continuez votre chemin, et galopez plus doucement ; bonne nuit. »

En tendant la lanterne, l’homme dut lancer ses rayons en plein sur la figure de son interlocuteur. Leurs yeux se rencontrèrent au même instant. Il laissa tout à coup tomber le falot et l’écrasa sous son pied.

« N’avez-vous donc jamais vu jusqu’ici de figure de serrurier, pour tressaillir comme si vous vous trouviez en face d’un fantôme ? cria le vieillard dans sa voiture ; ou bien serait-ce, ajouta-t-il très vite en fourrant sa main dans la manne aux outils et en tirant de là un marteau, quelque ruse de voleur ? Je connais ces routes-ci, mon cher. Quand j’y voyage, je n’ai sur moi que quelques shillings, à peine la valeur d’une couronne. Je vous déclare franchement, pour nous épargner à tous deux de l’embarras, qu’il n’y a rien à attendre de moi qu’un bras assez vigoureux pour mon âge, et cet outil dont, par une longue habitude, je peux me servir assez prestement. Tout n’ira pas à votre gré, je vous le promets, si vous tâtez de ce jeu-là. »

En disant ces mots, il se tint sur la défensive.

« Je ne suis pas ce que vous me croyez, Gabriel Varden, repartit l’autre.

— Qu’êtes-vous alors et qui êtes-vous ? répliqua le serrurier. Vous savez mon nom, à ce qu’il paraît ? Que je sache donc le vôtre.