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BARNABÉ RUDGE

moment. Je crois que vous avez blessé mon cheval avec votre timon ou votre roue.

— Le blesser ! cria l’autre ; si je ne l’ai pas tué, ce n’est pas votre faute, à vous. Quelle idée de galoper comme ça sur le pavé du roi ! Pourquoi donc, hein ?

— Donnez-moi la lumière, répliqua le voyageur l’arrachant de sa main, et ne faites pas d’inutiles questions à un homme qui n’est pas d’humeur à causer.

— Si vous m’aviez dit d’abord que vous n’étiez pas d’humeur à causer, je n’aurais peut-être pas été d’humeur à vous éclairer, dit la voix. Niammoins, comme c’est le pauvre cheval qui est endommagé et non pas vous, l’un de vous deux, à tout hasard, est le bienvenu au falot ; et ce n’est toujours pas le plus hargneux des deux. »

Le voyageur ne riposta point à ces paroles, mais approchant la lumière de la bête haletante et fumante, il examina ses membres et son corps. Cependant l’autre homme restait fort tranquillement assis dans sa voiture, espèce de chaise, avec une manne contenant un gros sac d’outils, et il regardait d’un œil attentif comment s’y prenait le cavalier.

L’observateur était un robuste villageois, tout rond, à la figure rougeaude, avec un double menton et une voix sonore qui dénotaient bonne nourriture, bon sommeil, bonne humeur et bonne santé. Il avait passé la fleur de l’âge ; mais le temps, ce patriarche, n’est pas toujours un rude père, et, quoiqu’il ne soit en retard pour aucun de ses enfants, il pose souvent une main plus légère sur ceux qui ont bien agi à son égard ; il est inexorable pour en faire de vieux hommes et de vieilles femmes, mais il laisse leurs cœurs et leurs esprits jeunes et en pleine vigueur. Chez de pareilles gens, les frimas de la tête ne sont que l’empreinte de la main du grand vieillard lorsqu’il leur donne sa bénédiction, et chaque ride n’est qu’une coche dans le paisible calendrier d’une vie bien dépensée.

Celui que le voyageur avait rencontré d’une façon si subite était une personne de ce genre-là, un homme assez gros, solide, très vert dans sa vieillesse, en paix avec lui-même et évidemment disposé à l’être avec les autres. Quoique emmitouflé de divers vêtements et foulards dont l’un, passé pardessus le haut de sa tête et noué à un pli propice de son