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déjeuner. La circonstance se représente ce soir à mon esprit avec une précision singulière dans mes souvenirs. Je me rappelle encore que j’étais en train de manger des petits pains au beurre avec de la marmelade. Il mena une misérable vie (le fils, bien entendu), et mourut jeune ; ce fut bien heureux sous tous les rapports, car il ne faisait guère honneur à la famille. C’est une triste circonstance, Édouard, quand un père se trouve dans la nécessité de recourir à des mesures si extrêmes.

— Oui, sans doute, répliqua Édouard, et c’en est une fort triste aussi quand un fils, offrant à son père son amour et ses devoirs dans le sens le meilleur et le plus vrai, se trouve repoussé à tout propos, et forcé de désobéir. Cher père, ajouta-t-il d’un air plus sérieux encore, quoique d’un ton plus doux, j’ai souvent réfléchi sur ce qui se passa entre nous lorsque nous discutâmes ce sujet pour la première fois. Souffrez que nous ayons ensemble une explication confidentielle, mais je dis une explication franche et sincère. Écoutez ce que j’ai à vous dire.

— Comme je pressens ce qu’elle serait et que je ne peux manquer de le pressentir, Édouard, répondit froidement son père, je m’y refuse ; je ne saurais m’y prêter. Je suis sûr qu’elle me mettrait de mauvaise humeur, ce qui est une situation d’esprit que je ne peux pas endurer. Si vous vous proposez de faire obstacle à mes plans pour votre établissement dans la vie et pour la conservation de cette noblesse de race et de cet orgueil bienséant que notre famille a si longtemps soutenus ; en un mot, si vous êtes résolu de suivre la route que vous vous tracez, suivez-la et emportez avec vous ma malédiction. J’en suis très fâché, mais il n’y a réellement pas d’alternative.

— La malédiction peut traverser vos lèvres, dit Édouard, mais ce ne sera qu’un vain souffle. Je ne crois pas qu’un homme ait le pouvoir ici-bas d’en attirer une sur son semblable, et surtout sur son propre enfant, pas plus que de faire tomber, par ses conjurations impies, une goutte d’eau ou un flocon de neige des nuages qui sont au-dessus de nous. Regardez-y à deux fois, monsieur.

— Vous êtes si irréligieux, si irrespectueux, si horriblement profane, répondit son père en se tournant vers lui avec