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En achevant ces triomphantes paroles, il saisit un marteau et en asséna un coup violent sur une vis qui représentait aux yeux de son imagination la caboche ou la tête de Joseph Willet. Cela fait, il poussa un long éclat de rire dont tressaillit Mlle Miggs même dans sa lointaine cuisine ; et plongeant sa tête dans un bol rempli d’eau, il eut recours à l’essuie-mains placé en dedans de la porte du cabinet, et s’en servit à la fois pour étouffer ses sentiments et sécher sa figure.

Joe, inconsolable et abattu, mais plein de courage pourtant, en quittant la maison du serrurier, se dirigea de son mieux vers la Bûche Tortue, et demanda là son ami le sergent. Celui-ci, qui ne s’attendait guère à le voir, le reçut à bras ouverts. Cinq minutes après son arrivée à cette taverne, il était enrôlé parmi les braves défenseurs de son pays natal ; et au bout d’une demi-heure on le régalait à souper d’un plat fumant de tripes bouillies aux oignons, préparé, comme le lui assura plus d’une fois son nouvel ami, par l’ordre exprès de Sa très sacrée Majesté le roi. Ce mets lui sembla fort savoureux après son long jeûne ; il y fît donc grand honneur, et quand il l’eut accompagné des divers toasts d’un fidèle sujet envers son prince et sa patrie, on le conduisit à une paillasse dans un grenier à foin, au-dessus de l’écurie, et on l’y enferma pour la nuit.

Le lendemain, grâce au soin obligeant de son martial ami, il trouva son chapeau décoré de plusieurs rubans bigarrés qui lui donnaient un air coquet. En compagnie de cet officier, et de trois autres militaires nouvellement enrôlés, si bien enrubannés comme lui, que sous ce nuage flottant on ne pouvait distinguer que trois souliers, une botte, et un habit et demi, il alla vers le bord du fleuve. Là ils furent rejoints par un caporal et quatre héros de plus, dont deux étaient ivres et tapageurs, et les deux autres sobres et repentants, mais ayant chacun, comme Joe, son bâton poudreux et son paquet au bout. La société s’embarqua sur un bateau de passage en destination pour Gravesend, d’où on devait aller pédestrement à Chatham. Le vent les favorisait, et ils eurent bientôt laissé Londres derrière eux ; ce n’était plus qu’un brouillard sombre, le fantôme d’un géant dans les airs.