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— Je n’ai pas là-dessus le moindre doute ; elle l’est, j’en suis sûr. Et vous, qui avez eu ces tendres relations avec elle, vous n’en êtes que plus obligée de consulter son bonheur. Maintenant puis-je, moi, comme je l’ai dit à Haredale, qui en tombe d’accord, puis-je être là, et souffrir qu’elle se jette (bien qu’elle soit d’une famille catholique) dans les bras d’un jeune homme qui, quant à présent, n’a pas du tout de sentiments du cœur ? Ce n’est pas lui faire de tort que de dire qu’il n’en a pas : car les jeunes gens qui se sont plongés au fond des frivolités et des habitudes convenues de la société, en ont très rarement. Le cœur ne leur pousse jamais, ma chère madame, qu’après la trentaine ; je ne crois pas, non, je ne crois pas que j’eusse moi-même un cœur quand j’étais à l’âge de Ned.

— Oh ! monsieur, dit Mme Varden, je pense que vous devez en avoir eu un ; vous en avez trop aujourd’hui pour n’en avoir pas toujours eu.

— J’aime à espérer, répondit-il en haussant les épaules avec humilité, que j’en ai eu un peu, un tout petit peu, le ciel le sait ! Mais, pour en revenir à Ned, je ne doute pas que vous n’ayez pensé, quand vous avez eu la bonté de vous entremettre en sa faveur, que je ne rendais pas justice à Mlle Haredale ; c’est bien naturel ! Mais point du tout, ma chère madame, c’est contre lui, contre lui seul que portent mes objections. Je le répète énergiquement, contre Ned lui-même. »

Mme Varden resta ébahie de cette révélation.

« Il a, s’il remplit en homme d’honneur l’engagement solennel dont je vous ai parlé (et il faut qu’il soit un homme d’honneur, ma chère madame Varden, ou il ne serait pas mon fils), une fortune sous la main. Avec ses habitudes dispendieuses, ruineuses, si, dans un moment de caprice et d’entêtement, il épousait cette jeune demoiselle et se privait par là des moyens de contenter les goûts auxquels il a été si longtemps accoutumé, il briserait, ma chère madame, le cœur de cette douce créature. Madame Varden, ma bonne dame, ma chère âme, je m’en rapporte à vous : est-ce là un sacrifice qu’il faille souffrir ? le cœur d’une femme est-il une chose à laisser traiter d’une façon si légère ? Interrogez le vôtre, ma chère madame, interrogez le vôtre, je vous en supplie.