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avant sa naissance, son intelligence obscurcie était éclose ; comment, au milieu de tout cela, elle avait trouvé quelque espérance et quelque consolation à voir qu’il ne ressemblait pas aux autres enfants ; comment elle en était presque venue à croire au tardif développement de sa raison, jusqu’à ce qu’il fût devenu un homme, et qu’alors son enfance fût complète et durable : toutes ces anciennes pensées jaillirent de suite dans son esprit, plus fortes après leur long sommeil et plus amères que jamais.

Elle prit son bras, et ils traversèrent à la hâte la rue du village. C’était bien le même village tel qu’elle l’avait connu jadis ; néanmoins elle le trouvait un peu changé ; il avait un autre air. Le changement venait d’elle et non de lui, mais elle ne songeait pas à cela ; elle s’étonnait de ne plus lui retrouver la même physionomie ; elle se demandait à quoi cela tenait.

Tout le monde reconnut Barnabé ; les enfants s’attroupèrent autour de lui, comme elle se souvenait de l’avoir fait avec leurs pères et leurs mères autour de quelque mendiant idiot, lorsqu’elle était un enfant elle-même. Mais personne ne la reconnut. Ils passèrent devant chaque maison qu’elle se rappelait bien, chaque cour, chaque enclos ; et, pénétrant dans les champs, ils se retrouvèrent bientôt seuls.

La Garenne fut le terme de leur voyage. M. Haredale se promenait dans le jardin ; il les vit passer devant la porte de fer, et l’ayant ouverte, il leur dit d’entrer par là.

« Enfin, vous avez eu le courage de visiter l’antique demeure, dit-il à la veuve. Je vous suis gré de cet effort.

— J’y viens pour la première fois, monsieur, et pour la dernière, répliqua-t-elle.

— La première depuis bien des années, mais non pas la dernière.

— Oh ! la dernière.

— Voulez-vous dire, repartit M. Haredale, en la regardant avec quelque surprise, qu’après avoir fait cet effort, vous êtes résolue de ne pas y persévérer, et que vous allez retomber dans votre faiblesse ? Ce serait indigne de vous. Je vous ai souvent dit que vous devriez revenir ici. Vous y seriez plus heureuse que partout ailleurs, j’en suis sûr. Quant à Barnabé, il est ici comme chez lui.