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Le sein de la veuve était rempli d’inquiétude, il était accablé d’affliction et d’une secrète épouvante ; mais la gaieté de cœur de son fils la réjouissait, et trompait les ennuis de ce long voyage. Quelquefois il l’invitait à s’appuyer sur son bras, et il restait bien tranquille à côté d’elle pendant une courte distance ; mais il était plus dans sa nature de rôder çà et là, et elle avait plus de plaisir encore à le voir libre et heureux qu’à le garder auprès d’elle, parce qu’elle l’aimait plus qu’elle-même.

Elle avait quitté l’endroit où ils se rendaient, aussitôt après l’événement qui avait changé toute leur existence ; et, depuis vingt-deux ans, elle n’avait jamais eu le courage de retourner le visiter. C’était son village natal. Quelle foule de souvenirs s’empara de son esprit lorsque Chigwell frappa sa vue !

Vingt-deux ans ! Toute la vie et toute l’histoire de son garçon. La dernière fois qu’elle avait jeté en arrière un regard sur ces toits au milieu des arbres, elle l’emportait dans ses bras, enfant en bas âge. Que de fois, depuis ce temps, elle était restée assise à ses côtés jour et nuit, épiant l’aube de l’intelligence qui jamais ne parut ! Quelles avaient été ses craintes, ses doutes, et cependant ses espérances, longtemps encore après avoir acquis la conviction d’un mal sans remède ! Les petits stratagèmes qu’elle avait inventés pour l’éprouver, les petites marques qu’il avait données dans ses actes enfantins, non pas de stupidité, mais de quelque chose d’infiniment pis, tant sa malice était affreuse et peu semblable à l’espièglerie d’un enfant, lui revinrent à la mémoire aussi vivement que si cela se fût passé la veille. La chambre dans laquelle ils se tenaient d’ordinaire, la place où était son berceau, lui-même enfin avec sa figure de vieux petit marmouset, mais toujours chéri de sa mère, fixant sur elle un œil égaré et sans regard, et bourdonnant quelque chant bizarre, tandis que, assise à ses côtés, elle le berçait, toutes les circonstances de son enfance se représentèrent en foule, et les plus triviales furent peut-être les plus distinctes.

Sa seconde enfance aussi ; les étranges imaginations qu’il avait ; sa terreur de certaines choses insensibles, objets familiers qu’il animait et douait de la vie ; la marche lente et graduelle de cette subite horreur, au milieu de laquelle,