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branche la plus élevée de l’un des plus hauts arbres du bord de la route ; tantôt, se servant de son grand bâton en guise de perche à sauter, il volait par-dessus un fossé, ou une haie, ou une barrière à cinq traverses ; tantôt, avec une vitesse étonnante, il courait un mille ou plus sur la route tout droit devant lui, et faisait halte pour jouer avec Grip sur un peu de gazon, jusqu’à ce qu’elle le rejoignît. C’étaient là ses délices ; et, quand sa patiente mère entendait sa voix, ou qu’elle regardait sa figure animée et pleine de santé, elle n’aurait pas voulu gâter ses plaisirs par une triste parole, ni par un murmure, quoique la gaieté insouciante et salubre qui faisait le bonheur de son fils fût pour elle, par réflexion, la source de ses souffrances éternelles.

C’est quelque chose pourtant d’avoir sous les yeux le spectacle de la gaieté libre, impétueuse, à la face de la nature, lors même que c’est la gaieté folâtre d’un idiot. C’est quelque chose de savoir que le ciel a laissé une place pour le contentement dans la poitrine d’une telle créature ; c’est quelque chose d’être assuré que, si légèrement qu’on voie les hommes détruire cette faculté chez leurs semblables, le grand créateur de l’humanité l’accorde au plus humble, au plus méprisé de ses ouvrages. Qui ne préférerait être témoin du bonheur d’un idiot en plein soleil plutôt que des angoisses languissantes de l’homme le plus sensé dans une ténébreuse prison ?

Gens d’une austérité lugubre, vous dont le pinceau prête au visage de l’infinie bienveillance un continuel froncement de sourcils, lisez le livre éternel tout grand ouvert à vos yeux, et retenez la leçon qu’il vous donne. Ses peintures n’ont pas des nuances noires et sombres, mais des teintes brillantes et éblouissantes ; sa musique, si ce n’est quand vous la couvrez de vos croassements, ne consiste pas en soupirs et en gémissements, mais en chansons et en joyeux accords. Écoutez ces millions de voix dans l’air d’été, et trouvez-en une seule aussi lamentable que la vôtre. Rappelez-vous, si vous pouvez, le sentiment d’espoir et de plaisir que chaque riant retour du jour éveille dans la poitrine de tous vos semblables qui n’ont pas changé leur nature ; et apprenez quelque sagesse même des pauvres d’esprit, quand leurs cœurs sont soulevés, ils ne savent pas pourquoi, par toute l’allégresse et tout le bonheur que le jour renaissant leur apporte.