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ser la tête pour regarder l’eau, puis filer encore ; ceux qui trafiquaient de cadavres avec les chirurgiens pouvaient jurer qu’il couchait dans des cimetières, et qu’ils l’avaient vu fuir en glissant parmi les tombes, à leur approche. Et, lorsqu’on se racontait ces histoires à l’oreille l’un de l’autre, on était tout étonné que le narrateur, après avoir regardé autour de lui, tirait son auditeur par la manche pour lui dire : « Chut ! il est là. »

Enfin un homme, un de ceux qui travaillent dans le cadavre, résolut de questionner cet étrange compagnon. La nuit suivante, quand l’autre eut mangé sa pauvre pitance avec voracité (on avait observé que c’était sa coutume de manger de la sorte, comme s’il ne faisait pas d’autres repas de tout le jour), notre gaillard vint s’asseoir auprès de l’inconnu, coude à coude.

« Une sombre nuit, maître !

— Oui, une sombre nuit.

— Plus sombre que la dernière, bien qu’elle fût noire comme de la poix. N’est-ce pas vous que j’ai croisé proche la barrière, sur la route d’Oxford ?

— Comme il vous plaira. Je ne sais pas.

— Allons, allons, maître, cria le questionneur, encouragé par les regards de ses camarades et lui tapant sur l’épaule, soyez donc plus sociable, plus communicatif. Il faut se conduire en gentleman quand on est en si bonne compagnie. Il circule des histoires parmi nous que vous êtes vendu au diable, et que sais-je encore ?

— Est-ce que nous ne le sommes pas tous ici ? répliqua l’inconnu en redressant la tête. Si nous étions moins nombreux, peut-être nous donnerait-il un meilleur prix.

— Ma foi ! ça ne vous profite pas beaucoup, en effet, dit le loustic, lorsque l’inconnu laissa voir sa sauvage figure toute crasseuse et ses vêtements en lambeaux. Qu’est-ce que ça veut dire ? Allons ! gai, gai, mon maître ! un couplet de chansonnette à nous faire rire aux éclats !

— Si vous voulez entendre chanter, vous n’avez qu’à chanter vous-même, répliqua l’autre en l’écartant avec rudesse ; mais ne me touchez pas, pour peu que vous ayez de prudence. Je porte des armes qui partent aisément ; elles l’ont déjà fait avant cette heure-ci, et des étrangers