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capitale, il y avait un homme dont beaucoup d’autres, aussi rudes et aussi farouches que lui, s’écartaient avec une terreur involontaire. Qui il était, d’où il venait, c’était une question souvent faite, mais à laquelle personne ne pouvait répondre. On ignorait son nom ; il n’y avait pas plus de huit jours qu’on l’avait vu pour la première fois, et il était également inconnu des vieux et des jeunes scélérats dont il s’aventurait sans crainte à hanter les repaires. Ce ne pouvait être un espion, car il ne relevait jamais son chapeau rabattu pour regarder autour de lui ; il n’entrait en conversation avec personne, ne s’occupait en rien de ce qui se passait, n’écoutait aucun discours, n’examinait ni ceux qui arrivaient ni ceux qui s’en allaient. Mais aussitôt qu’on était au fort de la nuit, on était sûr de le retrouver au milieu de la cohue des caveaux nocturnes où se rendaient les bandits de tout grade ; et il y restait assis jusqu’au matin.

Ce n’était pas seulement à leurs fêtes licencieuses qu’il avait l’air d’un spectre, de quelque chose qui les glaçait au milieu de leur bruyante gogaille, et les obsédait comme un fantôme ; sorti de là, il était le même. Dès qu’il faisait sombre, il était dehors, jamais en compagnie de qui que ce fût, mais toujours seul ; jamais ne s’arrêtant, ne flânant, mais toujours marchant d’un pas rapide, regardant par-dessus son épaule de temps en temps, et, après avoir regardé ainsi, accélérant son pas. Dans les champs, dans les sentiers, dans les routes, dans tous les quartiers de la ville, est, ouest, nord et sud, on voyait cet homme glisser comme une ombre. Il était toujours pressé. Ceux qui le rencontraient le voyaient passer bien vite ; ils surprenaient son coup d’œil en arrière, et le voyaient se perdre dans l’obscurité.

Cette constante agitation, cette fuite errante et perpétuelle, donnaient naissance à d’étranges histoires ; on l’avait vu en des endroits si éloignés l’un de l’autre et à des heures si rapprochées, qu’il y avait des gens qui n’étaient pas bien sûrs qu’au lieu d’être tout seul, cet homme-là ne fût pas double ou triple, avec des moyens surnaturels pour voyager d’un endroit à un autre. Le voleur à pied qui se cachait dans un fossé l’avait remarqué passant comme un spectre le long du bord ; le vagabond l’avait vu sur la grande route ténébreuse ; le mendiant l’avait vu s’arrêter sur un pont, bais-