Page:Dickens - Barnabé Rudge, tome 1, Hachette, 1911.djvu/154

Cette page a été validée par deux contributeurs.
145
BARNABÉ RUDGE

fortune, qui se heurtent les uns les autres dans leur poursuite. La Bourse, la chaire, le comptoir, le salon royal, les chambres, qu’est-ce qui remplit tout cela, sinon des coureurs de fortune ? Un coureur de fortune ! oui, vous en êtes un ; et vous ne seriez pas autre chose, mon cher Ned, si vous étiez le plus grand courtisan, légiste, législateur, prélat ou marchand, qu’il y eût au monde. Si vous vous piquez de délicatesse, de moralité, Ned, consolez-vous par cette réflexion qu’en vous faisant un coureur de fortune, vous ne pouvez, au pis, que rendre une seule personne misérable ou malheureuse. Combien supposez-vous que ces chasseurs d’une autre espèce écrasent de gens lorsqu’ils courent après la fortune ? Des centaines à chaque pas, ou des milliers ? »

Le jeune homme, sans répondre, appuya sa tête sur sa main.

« Je suis tout à fait charmé, dit le père, qui se leva et se promena lentement çà et là, s’arrêtant de temps en temps pour se regarder dans une glace, ou pour examiner un tableau avec son lorgnon, d’un air de connaisseur, que nous ayons eu cette conversation, Ned, si peu attrayante qu’elle fût. Cela établit entre nous une confiance qui est tout à fait délicieuse, et qui était certainement nécessaire, quoique je ne puisse pas concevoir, je vous l’avoue, que vous ayez jamais pu vous méprendre sur notre position et sur mes desseins. Je me suis persuadé, jusqu’à ce que j’eusse découvert votre caprice pour cette jeune fille, que tous ces points-là étaient tacitement convenus entre nous.

— Je savais vos embarras de fortune, monsieur, répliqua le fils, en relevant sa tête un moment et retombant ensuite dans sa première attitude, mais je n’avais aucune idée que nous fussions des misérables, réduits à la mendicité, comme vous venez de nous dépeindre. Comment pouvais-je le supposer, élevé comme je l’ai été, témoin de la vie que vous avez toujours menée et du train de maison que vous avez toujours eu ?

— Non, cher enfant, dit le père : car en réalité vous parlez si bien comme un enfant, que je ne peux pas vous donner d’autre nom ; vous avez été élevé d’après un principe de haute prudence ; le style de votre éducation, je vous l’assure, a maintenu mon crédit d’une façon étonnante. Quant à la vie