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BARNABÉ RUDGE

mants se trouvaient à un rendez-vous pour se quereller et se raccommoder après ; là, une bonne d’enfant aux yeux noirs faisait plus d’attention aux étudiants en droit qu’à son marmot ; de ce côté, une vieille fille, tenant un bichon en laisse, jetait sur cette double énormité d’obliques regards de dédain ; de l’autre côté, un vieux monsieur, grêle et chétif, lorgnait la bonne d’enfant et jetait sur la vieille fille des regards aussi dédaigneux que les siens, et s’étonnait que la malheureuse ne sût pas qu’elle n’était plus jeune. Loin de tous ces gens-là, sur le bord du fleuve, deux ou trois couples de gens d’affaires marchaient de long en large, livrés à une conversation sérieuse ; un jeune homme assis sur un banc, et seul, avait l’air tout pensif.

« Ned est prodigieusement patient ! dit M. Chester en lançant un coup d’œil à ce dernier, tandis qu’il remettait sa tasse à thé sur la table et pliait son cure-dent d’or… immensément patient ! Il était assis là-bas quand j’ai commencé à m’habiller, et c’est à peine s’il a changé d’attitude depuis. Le drôle de garçon ! »

Comme il parlait, l’autre se leva et vint dans sa direction d’un pas rapide.

« Vraiment on croirait qu’il m’a entendu, dit le père en reprenant son journal avec un bâillement. Cher Ned ! »

Aussitôt la porte de la chambre s’ouvrit, et le jeune homme entra ; son père lui dit un petit bonjour de la main, et sourit.

« Avez-vous assez de loisir pour un court entretien, monsieur ? dit Édouard.

— Assurément, Ned ; j’ai toujours du loisir ; vous connaissez mon tempérament. Avez-vous déjeuné ?

— Il y a trois heures.

— Quel gaillard matinal ! cria son père en le contemplant de derrière son cure-dent avec un languissant sourire.

— La vérité est, dit Édouard en avançant une chaise et s’asseyant près de la table, que j’ai mal dormi cette nuit et que j’étais bien aise de me lever de bonne heure. La cause de mon malaise ne vous est sans doute pas connue, monsieur, et c’est là-dessus que je désire vous parler.

— Mon cher garçon, répliqua son père, ayez confiance en moi, je vous en prie. Mais vous connaissez mon tempérament ; pas de phrases.