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BARNABÉ RUDGE

s’éloigna ; et je vous réponds qu’il avait l’air d’un solide et mâle cavalier, digne d’une meilleure monture que celle que lui faisait enfourcher son destin. John resta à le contempler, ou plutôt à contempler la jument grise (car il n’avait pas assez d’yeux pour elle), jusqu’à ce que l’homme et la bête fussent disparus depuis vingt minutes. Alors il commença à penser qu’ils étaient partis, et rentrant lentement dans la maison, il s’abandonna à un doux assoupissement.

L’infortunée jument grise, l’agonie de la vie de Joe, se trémoussa selon son bon plaisir jusqu’à ce que le Maypole ne fût plus visible ; puis, corrigeant son pas tout à coup de son propre gré, elle contracta ses jambes en une allure qu’on aurait regardée dans un spectacle de marionnettes comme une imitation assez maladroite d’un petit galop. La connaissance qu’elle avait des habitudes de son cavalier ne lui suggéra pas seulement cette amélioration dans les siennes, elle lui donna aussi l’idée de prendre un chemin détourné. Il conduisait non pas à Londres, mais par des sentiers parallèles à la route que Joe avait suivie, et, passant à quelques centaines de mètres du Maypole, il aboutissait à l’enclos d’un vaste et ancien manoir bâti en brique rouge, la Garenne, dont il a été question au premier chapitre de notre histoire. Faisant une halte soudaine dans un petit taillis voisin, la jument se prêta de la meilleure grâce du monde à laisser descendre son cavalier, qui l’attacha au tronc d’un arbre.

« Reste là, vieille fille, dit Joe, que j’aille voir s’il y a pour moi aujourd’hui quelque petite commission. » En même temps, il la laissa brouter le gazon ras et les mauvaises herbes qui se trouvaient croître à la portée de son licou, et, passant par une porte à claire-voie. Il entra de son pied sur les terres du domaine.

Le sentier, après quelques minutes de marche, l’amena près de la maison. Il y lança plus d’un coup d’œil en tapinois, et surtout vers une certaine fenêtre. C’était un bâtiment lugubre, silencieux, avec des cours sonores, des tourelles désolées, et des files entières de chambres fermées qui tombaient en poussière et en ruine.

Le jardin, formant terrasse, obscurci par l’ombre des arbres qui le dominaient, avait un air de mélancolie tout à fait accablant. De grandes portes de fer, hors d’usage depuis bien