Page:Dickens - Barnabé Rudge, tome 1, Hachette, 1911.djvu/13

Cette page a été validée par deux contributeurs.
4
BARNABÉ RUDGE

prophétique, était John Willet, homme corpulent, à large tête, dont la face rebondie dénotait une profonde obstination et une rare lenteur d’intelligence, combinées avec une confiance vigoureuse en son propre mérite. La vanterie ordinaire de John Willet, dans sa plus grande tranquillité d’humeur, consistait à dire que, s’il n’était pas prompt d’esprit, au moins il était sûr et infaillible ; assertion qui du moins ne pouvait être contredite, lorsqu’on le voyait en toute chose l’opposé de la promptitude, comme aussi l’un des gaillards les plus bourrus, les plus absolus qui fussent au monde, toujours sûr que ce qu’il disait, pensait ou faisait était irréprochable, et le tenant pour une chose établie, ordonnée par les lois de la nature et de la Providence, si bien que n’importe qui disait, faisait ou pensait autrement, devait être inévitablement et de toute nécessité dans son tort.

M. Willet marcha lentement vers la fenêtre, aplatit son nez grassouillet contre la froide vitre, et, ombrageant ses yeux pour que la rouge lueur de l’âtre ne gênât point sa vue, il regarda au dehors. Puis il retourna lentement vers son vieux siége, dans le coin de la cheminée, et s’y installant avec un léger frisson, comme un homme qui aurait assez pâti du froid pour sentir mieux les délices d’un feu qui réchauffe et qui brille, il dit en regardant ses hôtes à la ronde :

« Le ciel s’éclaircira à onze heures sonnantes, ni plus tôt ni plus tard. Pas avant et pas après.

— À quoi devinez-vous ça ? dit un petit homme dans le coin d’en face ; la lune n’est plus en son plein, et elle se lève à neuf heures. »

John regarda paisiblement et solennellement son questionneur, jusqu’à ce qu’il fût bien sûr d’avoir réussi à saisir la portée de l’observation, et alors il fit une réponse d’un ton qui semblait signifier que la lune était son affaire personnelle, et que nul autre n’avait rien à y voir.

« Ne vous inquiétez pas de la lune. Ne vous donnez pas cette peine-là. Laissez la lune tranquille, et moi je vous laisserai tranquille aussi.

— Je ne vous ai pas fâché, j’espère ? » dit le petit homme.

Derechef John attendit à loisir jusqu’à ce que l’observation eût pénétré dans son cerveau, et alors répliquant : « Fâché ? non, pas jusqu’à présent ; » il alluma sa pipe, et fuma dans