Page:Dickens - Barnabé Rudge, tome 1, Hachette, 1911.djvu/128

Cette page a été validée par deux contributeurs.
119
BARNABÉ RUDGE

ce fût cela ou autre chose, par exemple, les persécutions fatigantes et les manies ennuyeuses de son vénérable père, ou bien encore quelque petite affaire d’amour secrète, qui le disposait favorablement à servir d’autres amoureux comme lui : il est inutile de chercher à le savoir, d’autant plus que Joe n’était pas là, et qu’il n’avait pas par conséquent, dans cette conjoncture, d’occasion particulière de fixer nos doutes par sa conduite.

C’était, par le fait, le vingt-cinq mars, jour qui, comme beaucoup de gens le savent à leurs dépens, est, de temps immémorial, une de ces désagréables époques qu’on appelle le terme. Ce jour là donc, John Willet se faisait chaque année un point d’honneur de régler son compte en espèces sonnantes avec un certain marchand de vin et distillateur de la Cité de Londres, et de remettre dans les mains de ce négociant un sac de toile contenant l’exact montant de la somme, pas un penny de plus, pas un penny de moins ; c’était pour Joe l’objet d’un voyage aussi sûr et aussi régulier que le retour annuel du vingt-cinq mars.

Le voyage s’accomplissait sur une vieille jument grise, sur laquelle John s’était fait dans l’esprit un système d’idées préconçues, par exemple, qu’elle était capable de gagner un couvert ou une tasse d’argent à la course si elle voulait l’essayer. Elle ne l’avait jamais essayé, et il ne fallait plus compter qu’elle l’essayât jamais maintenant, car elle était âgée de quelque quatorze ou quinze ans, poussive, ensellée, et passablement râpée de la crinière et de la queue. Nonobstant ces légères imperfections, John était fier de son animal ; et lorsque Hugh, en tournant, l’eut amenée jusqu’à la porte, il se retira pour l’admirer à son aise dans le comptoir, et là, caché par un bosquet de citrons, il se mit à rire avec orgueil.

« Voilà ce qui s’appelle une jument, Hugh ! dit John, quand il eut recouvré assez d’empire sur lui-même pour reparaître à la porte. Voilà une gracieuse créature l regardez-moi cette ardeur ! regardez-moi ces os ! »

Pour des os, il y en avait suffisamment, sans aucun doute ; c’est ce que semblait penser Hugh, assis en travers sur la selle, paresseusement plié en deux, son menton touchant presque ses genoux ; et, ne s’inquiétant ni des étriers