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BARNABÉ RUDGE

son interlocuteur des regards prolongés, vous avez la tête et le cœur d’un mauvais génie, en toute occasion de tromper.

— À votre santé, dit l’autre, avec un signe de tête qui semblait le remercier mais vous disiez… ?

— Si maintenant, continua M. Haredale, nous trouvions qu’il fût difficile de séparer ces jeunes gens, de rompre leurs rapports ; si, par exemple, vous trouviez la chose difficile de votre côté, quelle marche vous proposez-vous de suivre ?

— Rien de plus simple, mon bon garçon, rien de plus aisé, répliqua l’autre en haussant les épaules et s’étendant plus confortablement devant le feu. Je déploierai alors ces facultés puissantes au sujet desquelles vous me donnez de si grandes et si flatteuses louanges, quoique, ma parole, je ne sois pas digne d’être comblé de vos compliments ; et je recourrai à quelques petits subterfuges assez communs pour exciter la jalousie et le ressentiment. Vous voyez ?

— Bref, justifiant les moyens par la fin, il nous faudra, comme dernière ressource pour les arracher l’un à l’autre, recourir à la perfidie et au mensonge ? dit M. Haredale.

— Oh ! non. Fi ! fi ! répliqua l’autre en aspirant une prise de tabac avec délices et volupté. Pas de mensonge. Seulement un peu de manège, un peu de diplomatie, un peu d’intrigue, c’est le mot.

— Je regrette, dit M. Haredale en faisant çà et là quelques pas, puis s’arrêtant, puis faisant quelques pas encore comme quelqu’un qui était mal à son aise, de n’avoir pas pu prévoir et empêcher cela. Mais, puisque c’est allé si loin qu’il nous est nécessaire d’agir, reculer ou regretter ne sert de rien. Allons ! je seconderai vos efforts de tout mon pouvoir. C’est le seul sujet, dans tout le vaste horizon de la pensée humaine, sur lequel nous soyons tous les deux d’accord. Nous agirons de concert, mais à part. Il ne sera pas besoin, j’espère, d’en conférer encore ensemble.

— Est-ce que vous vous en allez ? dit M. Chester en se levant avec une gracieuse nonchalance. Laissez-moi vous éclairer jusqu’au bas de l’escalier.

— Restez assis, je vous prie, répliqua l’autre sèchement. Je connais le chemin. »

En disant cela, il fit un mouvement de main très léger, remit son chapeau sur sa tête en même temps qu’il tournait