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BARNABÉ RUDGE

même aménité. Soit, je vous l’accorde, et j’ai un dessein à poursuivre maintenant ; vous en avez un aussi. Notre but est le même, j’en suis sûr. Permettez-nous de l’atteindre comme des hommes raisonnables qui ont cessé d’être des petits garçons il y a déjà quelque temps. Voulez-vous boire ?

— Je bois avec mes amis, répliqua l’autre.

— Au moins, dit M. Chester, vous voudrez bien vous asseoir ?

— Je resterai debout, répliqua impatiemment M. Haredale, sur ce foyer dénudé, misérable, et je ne le souillerai pas, tout déchu qu’il est, par de l’hypocrisie. Continuez !

— Vous avez tort, Haredale, dit l’autre en croisant ses jambes et souriant, tandis qu’il tenait son verre levé à la brillante lueur de l’âtre. Vous avez réellement tort. Le monde est un théâtre mouvant où nous devons nous accommoder aux circonstances, naviguer avec le courant aussi mollement que possible, nous contenter de prendre la mousse pour la substance, la surface pour le fond, la fausse monnaie pour la bonne. Je m’étonne qu’aucun philosophe n’ait jamais établi que notre globe est creux comme le reste. Il devrait l’être, si la nature est conséquente dans ses œuvres.

— Vous pensez qu’il l’est, peut-être.

— J’affirmerais, répliqua-t-il en buvant son vin à petits traits, qu’il ne saurait y avoir le moindre doute là-dessus. Voilà qui est bien. Quant à nous, en jouant avec ce grelot, nous avons eu le guignon de nous heurter et de nous brouiller. Nous ne sommes pas ce que le monde appelle des amis, mais nous n’en sommes pas moins pour cela des amis aussi bons, aussi vrais, aussi aimants que les neuf dixièmes de ceux auxquels on décerne ce titre. Vous avez une nièce, et moi j’ai un fils, un beau garçon, Haredale, mais un peu fou. Ils tombent amoureux l’un de l’autre, et forment ce que ce même monde appelle un attachement, voulant dire quelque chose de capricieux et de faux comme le reste, et qu’on n’aurait qu’à abandonner librement à sa destinée pour qu’il crevât bientôt comme toute autre bulle. Mais, si nous les laissons faire, bonsoir, tout est dit. La question est donc celle-ci : Nous tiendrons-nous à distance l’un et l’autre, parce que la société nous appelle des ennemis, et souffrirons-nous qu’ils se précipitent dans les bras l’un de l’autre lorsque, en nous