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OÙ WAPWI COMMENCE À AVOIR LA PUCE À L’OREILLE

Dominant d’une vingtaine de pieds le torrent déchaîné, un énorme rocher se dressait à pic sur la rive gauche, en face ; et, sur ce socle géant, une blanche statue de femme, les bras et les yeux levés vers le ciel, semblait lui adresser une fervente action de grâce.

Nous disons : statue !… Et elle en avait bien l’air, cette jeune fille agenouillée dans une immobilité en quelque sorte hiératique, les cheveux en désordre et pâle comme une morte, laissant monter, elle, la vierge mortelle, l’ardente reconnaissance de son cœur jusqu’aux pieds de la Vierge immortelle !…

Très ému, le jeune homme la contemplait, n’osant parler, comme s’il eût craint de troubler quelque mystique incantation.

Suzanne s’étant relevée, il lui cria :

– Merci, merci, Suzanne !… Mais ne restez pas là !… Je tremble pour vous !… Retournez là-bas !

Et il lui indiquait la direction du Chalet.

La « statue » s’anima, et un blanc mouchoir s’agita dans ses mains. Mais ses paroles n’arrivèrent point jusqu’aux naufragés, à cause du fracas des eaux.

Elle fit un dernier geste d’adieu et disparut au milieu des sapins.

Quant à Arthur et son sauveur, ils escaladèrent, non sans peine, la berge à pic et reprirent, eux aussi, le chemin de la maison paternelle.

Le guet-apens avait raté !


XV

OÙ WAPWI COMMENCE À AVOIR LA PUCE À L’OREILLE


Comme on le pense bien, la chose fit du bruit dans Landerneau, – nous voulons dire dans Kécarpoui.

Bien que le naufragé lui-même se montrât très sobre de commentaires, et surtout de suppositions, on n’en construisit pas moins, grâce à l’imagination des femmes, un drame des plus noirs où les pauvres sauvages de la côte jouaient le vilain rôle.

C’est Gaspard qui émit le premier cette idée…

N’avait-il pas, les jours précédents, découvert des pièges et des trappes, tendues ci et là dans la savane, par des mains inconnues ?

Qui donc venaient chasser si près des deux seules familles blanches de la baie, sinon les Micmas du détroit de Belle-Isle ?

Et, d’ailleurs, à l’appui de cette thèse, ne pouvait-on pas supposer que les parents de Wapwi, irrités de l’enlèvement de leur petit compatriote, rôdaient autour de l’établissement français, dans le but de reprendre leur bien ?…

À cela Arthur répondait, en haussant les épaules :

– Laisse-nous donc tranquilles, toi, avec tes histoires !… Tu sais bien que Wapwi n’a pas de parenté micmacque, puisqu’il est Abénaki et vient du sud !…

– D’accord ; mais il y a sa belle-mère, – sa belle-mère inconsolable !