Page:Dick - Un drame au Labrador, 1897.djvu/6

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Car c’était sur la rive droite de la rivière Kécarpoui, à son embouchure même dans le fond de la baie du même nom, que la famille Labarou avait assis son établissement.

Cela remontait à 1840.

Un soir de cette année-là, en juillet, une barque de pêche lourdement chargée abordait sur cette plage.

Elle portait les Labarou et tout ce qu’ils possédaient : articles de ménage, provisions et agrès.

Le père, — un Français des îles Miquelon, — fuyait la justice de la colonie lancée à ses trousses pour le meurtre d’un camarade, commis dans une de ces rixes si fréquentes entre pêcheurs et matelots, lorsqu’ils arrosent trop largement le plaisir qu’ils éprouvent de se retrouver sur le plancher des vaches.

Il s’était dit avec raison que le diable lui-même n’oserait pas l’aller chercher au fond de ces fiords bizarrement découpés qui dentellent le littoral du Labrador.

Le fait est que les hasards de sa fuite précipitée avaient merveilleusement servi Labarou.

Rien de plus étrange d’aspect, de plus sauvage à l’œil que l’estuaire de cette baie de Kécarpoui, à l’endroit où la rivière vient y mêler ses eaux ; rien de plus caché à tous les regards que cette plage sablonneuse où la barque des fugitifs de Miquelon venait enfin de heurter de son étrave une terre indépendante de la justice française !

Les lames du large, longues et presque nivelées par une course de plusieurs milles en eau relativement calme, viennent mourir avec une régularité monotone sur un rivage de sable fin, dessiné en un vaste hémicycle qui enserre cette grosse patte du Saint-Laurent allongée sur le torse du Canada.

Mais, au-delà de cette lisière de sable, d’un gris-jaunâtre très doux à l’œil, quel chaos !… quel entassement monstrueux de collines pierreuses, de blocs erratiques à équilibre douteux, de falaises à pic encaissant l’étroite et profonde rivière qui a fini par creuser son lit, — Dieu sait au prix de quelle suite de siècles ! — au milieu de cette cristallisation tourmentée !…

Çà et là, des mousses, des lichens, de petits sapins même, épais et trapus, s’élancent des fentes qui lézardent ou séparent les diverses assises de ce couloir de Titans, au fond duquel la Kécarpoui chemine, tapageuse et profonde, vers la mer.

Le thalweg de cette vallée est indiqué par la ligne sinueuse des conifères en bordure sur ses crêtes, jusqu’à un pâté de montagnes très élevées qui masque l’horizon du nord.

À droite et à gauche, le sol, moins tourmenté, offre ci et là des bouquets de sapins ou d’épinettes, qui semblent des îlots surélevés au sein d’une mer de bruyères, d’où émergent de nombreux rochers couverts de mousse et de squelettes d’arbres foudroyés, où le feu du ciel a laissé sa patine noirâtre…

En somme, s’il plaît à l’imagination, le pays semble aride et tout à fait impropre à l’agriculture.