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Saint-Pierre et Miquelon,
ce 26 juillet 1852.
Madame veuve Pierre Noël,
Côte du Labrador,


Madame et vieille amie,

J’apprends que vous êtes sur le point de marier votre fille Suzanne avec le fils de Jean Labarou, votre voisin de la baie Kécarpoui. Je le regrette beaucoup pour les deux jeunes gens, mais ce mariage ne peut se faire. Votre défunt mari, assassiné méchamment, il n’y a pas encore une éternité, se lèverait de sa tombe pour se jeter entre les deux futurs conjoints.

Vous ne comprenez pas !…

Eh bien, apprenez, ma pauvre amie, que ce Jean Labarou dont le fils courtise votre fille Suzanne n’est autre que Jean Lehoulier, qui tua votre mari, par pure rancune, dans l’auberge des Mathurins Salés, sur le port de Saint-Pierre, il y a aujourd’hui douze ans et quelques semaines…

Mon devoir est fait. Que Dieu vous donne la force de ne pas faillir au vôtre,

Robert Quetliven.


– Cette lettre est une infamie ! s’écria Jean Labarou, – à qui nous conserverons ce nom, comme lui le porta toujours, du reste.

– Quoi ! ne dit-elle pas la vérité ? riposta la veuve.

– Sur ce point seulement : que c’est bien ma main qui a tué Pierre Noël ! Mais c’est dans le cas de légitime défense, après avoir usé de tous les moyens de persuasion pour l’apaiser, après avoir subi patiemment toutes sortes d’injures… Encore, quoique abîmé par sa langue méchante, j’aurais patienté, je serais sorti, sans ce traître coup de couteau qui me fit voir rouge… Mon bras a frappé, mais ma volonté n’y était pour rien. C’est la douleur physique, produite par l’horrible blessure reçue sans m’y attendre, qui est cause du malheur arrivé… Voyez, femme !… J’en porterai les marques toute ma vie !

Et, retroussant la manche de son habit, Labarou montra à la veuve son avant-bras nu où deux cicatrices indélébiles tranchaient, par leur blancheur livide, sur le ton bruni de la peau.

La veuve ouvrit de grands yeux et fit un geste.

Jean Labarou rabattit sa manche et continua :

– Ah ! Yvonne, comme j’ai regretté ce fatal moment d’oubli, ce mouvement involontaire qui poussa ma main armée droit au cœur de mon ami, Yvonne, vous le savez, en dépit de ses défauts ! – Mais il est des instants, dans la vie humaine, où la chair se révolte contre l’esprit, où le nerf est plus prompt que la volonté.

J’ai subi les conséquences de ce réveil intermittent de la bête dans l’homme…

Suis-je donc si coupable, après tout ?

La veuve ne répondit pas, tout d’abord.

Elle se calmait. Elle paraissait ébranlée.

L’homme qui lui parlait, elle l’avait connu jadis, jeune et bon, plein d’honneur, incapable de déguiser la vérité.

Les années en blanchissant sa tête en avaient-elles fait un menteur et un lâche ?

C’était impossible.

Le mensonge, dans la bouche d’un coupable, n’a pas de ces