Page:Dick - Un drame au Labrador, 1897.djvu/47

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Yvonne, je pourrais ici faire appel aux souvenirs de notre jeunesse, à tous deux, de cette époque où, libres encore, nous nous aimions et avions décidé de nous unir par les liens sacrés du mariage ; je pourrais évoquer ces jours de larmes où l’on nous força de renoncer l’un à l’autre, — vous parce qu’un prétendant plus riche s’offrait, moi parce que le service maritime me réclamait dans les cadres… Mais ce n’est pas à la générosité de vos sentiments que je viens livrer assaut, par surprise : c’est à votre conscience d’honnête femme, c’est à votre cœur de mère que je veux frapper.

— Une mère peut-elle pardonner à celui qui rendit ses enfants orphelins ?

— Une mère pardonne tout pour le bonheur de ses enfants… Et, d’ailleurs, Yvonne Garceau, le Fils de Dieu lui-même n’a-t-il pas demandé à son Père la grâce de ses bourreaux ?

— Le Fils de Dieu avait la force d’En-Haut. Moi, faible femme, je suis impuissante… Cette scène de meurtre me poursuit, me hante nuit et jour, depuis douze ans… Et, tenez, au moment même où je vous parle, je la vois ; j’y assiste ; je vous entends vous écrier : « Ah ! misérable traître, après m’avoir pris la femme que j’aimais, tu voudrais encore me voler ma réputation d’homme d’honneur, en m’accusant de tricher au jeu !… Eh bien, meurs donc, et puisse ta femme ne pas te survivre !… » — Car ce sont là vos propres paroles, Jean Lehoulier ! Celui-ci ne broncha pas.

Élevant seulement la main avec solennité :

— Femme, dit-il, on vous a trompée, odieusement trompée !… Quelques-unes des paroles rapportées sont vraies, — les premières ! Les autres n’ont pas le sens commun.

La veuve fit un geste pour protester.

Mais Jean continua, sans le remarquer :

— La querelle entre nous n’a pu commencer comme vous dites, puisque jamais je n’ai touché une carte de ma vie… Nous ne jouions donc pas. Mais nous étions un peu gris, — Pierre surtout, — et vous vous souvenez comme il était jaloux, le pauvre homme, une fois dans les vignes…

— Oh ! bien à tort, vous ne l’ignorez pas… murmura la veuve, en jetant un rapide regard à son premier amoureux.

— Sans doute, Yvonne ; mais, comme tous ses pareils, il n’en était pas moins intraitable sur ce chapitre, quand il avait son plumet ! Si bien que, ce soir-là, il m’accusa devant tous les camarades de ne rechercher son amitié que pour mieux le tromper… ; de profiter de ses absences pour m’introduire nuitamment chez vous ; bref, de le déshonorer ni plus ni moins… Était-ce vrai, cela ?

— Vous savez bien que non.

— C’est ce que je cherchai à faire pénétrer dans sa cervelle en feu. Mais, « va te faire lan-laire ! » il n’entendait plus rien, gesticulant, criant, me mettant le poing devant la face et piétinant autour de moi, comme un furieux. Jamais je ne l’avais vu ainsi.

« Je faisais mille efforts pour conserver mon sang-froid, reculant, tournant en cercle, afin de l’empêcher de me frapper.