Page:Dick - Un drame au Labrador, 1897.djvu/22

Cette page a été validée par deux contributeurs.

jouissaient d’une santé robuste ; les enfants grandissaient à vue d’œil et allaient bientôt, eux aussi, contribuer au bien-être général, lorsque le malheur que l’on sait s’abattit sur cette paisible maison…

Labarou fut attaqué, dans un cabaret de la ville, par un camarade dont la violence de caractère n’était que trop connue… Les couteaux se mirent de la partie, et l’agresseur tomba, la poitrine ouverte par plus de six pouces de fer…

Labarou étant estimé de tout le monde, on le plaignit plutôt qu’on ne le blâma… Des amis l’aidèrent à s’esquiver, et il put gagner la côte du Labrador, terre anglaise.

Seulement, ce n’était plus Jean Lehoulier, — comme il s’appelait réellement.

Il avait cru plus prudent d’adopter le nom de sa femme : Labarou.

Mais… assez de retours en arrière.

Reprenons notre récit.


VI

LE PASSÉ REVIENT SUR L’EAU


Inutile de dire que la nouvelle apportée par les jeunes gens produisit une révolution dans la famille.

Songez donc !… Des voisins après un isolement d’une douzaine d’années !… Des visages autres que ceux des Labarou à rencontrer autour de la baie de Kécarpoui !… Pour les vieux, de bonnes causeries près de l’âtre, l’évocation du passé et des souvenirs de là-bas !… Pour les jeunes, la connaissance à faire, l’intimité grandissant à mesure qu’on se connaîtrait mieux, la joie de se revoir après s’être quittés, les suaves émotions de l’amour partagé : quelle porte entr’ouverte sur l’avenir ! et, par cet entrebâillement, que de perspectives riantes, vaguement éclairées à la lumière de l’imagination !

Il faut avoir vécu isolé sur une côte déserte, ayant sans cesse sous les yeux la majesté vierge de la nature telle que Dieu l’a faite pour comprendre l’insondable mélancolie qu’une telle situation amène à la longue dans l’âme humaine.

L’Écriture Sainte l’a dit : Vœ soli ! — malheur à l’homme seul, sans cesse replié sur lui-même et abîmé dans la contemplation de sa misère !

Mais, si l’isolement est fatal à l’homme mûr qui a vécu auparavant dans la communauté de ses semblables et a dû en maintes circonstances, subir les heurts de la promiscuité, les chocs des passions en lutte, — que dire de la solitude constante pour des jeunes gens encore au seuil de la vie et dont l’âme avide a soif d’inconnu, d’épanchement, de satisfaction légitime à une curiosité toujours en éveil !

Pour ceux-là, c’est le repos, — un repos trop complet, peut-être ; — mais, à ceux-ci, comme la solitude est lourde et quelle inénarrable tristesse elle infiltre goutte à goutte dans les veines de la personnalité morale !…