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SUR UN GLAÇON FLOTTANT

Il se pencha vers elle et, bien bas :

— Suzanne, murmura-t-il, oubliez cet épisode, si vous voulez, mais souvenez-vous d’une seule chose…

— Laquelle ?… fit-elle, ouvrant bien grands ses yeux très doux…

— Que je vous aime… à en mourir ! acheva le jeune homme, d’une voix qui n’était qu’un souffle.

Suzanne devint fort pâle et dissimula son émotion en s’inclinant.

Mais quelque chose comme une ombre fatale assombrit son front et elle dit aussitôt à haute voix :

— Cet îlot porte malheur… Partons, voulez-vous ?… Il me tarde de revoir ma mère.

On se hâta de la faire embarquer, ainsi que sa voisine Euphémie dans une des chaloupes et d’aller déposer ces dames sur la banquise de terre ferme, où les attelages de chien les transportaient au galop vers leur demeure respective.

Quant aux hommes, ils ramassèrent et embarquèrent leurs loups-marins morts, que l’on se hâta de déposer dans les hangars à dépeçage, où ils devaient être convertis en huile et en peaux, destinées à la vente.

Cet épisode de chasse devait amener de grands changements dans les relations, et même les sentiments, de quelques-uns de nos personnages.

Thomas, — qui avait du nez, — le pressentit bien.

Aussi put-il dire à son complice, dès qu’il se trouva seul avec lui, — à l’heure du coucher :

— Mon vieux, le diable est décidément pour toi… Cette petite course d’agrément sur des glaçons en dérive, avec une femme dans les bras, t’a remis à flot… Tu seras le mari de Suzanne !

— Oui… murmura Gaspard, un sourire équivoque aux lèvres, c’était assez réussi, le coup du glaçon ! … Mais, en serons-nous plus avancés si… ?

— Eh bien, achève !

— … Si l’autre revient ?…

— Encore cette lubie !… Nom d’un phoque, que les amoureux sont bêtes !… Il ne reviendra pas, l’autre… On ne revient pas de là où il est.

— Qui sait ?… murmura Gaspard, comme se parlant à lui-même.

— Qui ?… Moi, tout le monde, — et toi aussi, parbleu !… Allons, mon vieux, fais un bon somme et rêve que le missionnaire est à l’autel, élevé pour la circonstance au milieu du feuillage, et que Thomas Noël y conduit sa sœur vers l’heureux gaillard que tu es… Ça te refera de bon sang.

— Je ne demande pas mieux. Mais !… Allons, bonsoir.

— Bonne nuit.

Et les deux compères s’endormirent, heureux comme de braves garçons qui ont fait une bonne journée.