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Vous ne feriez pas plus comprendre à un sauvage la délicatesse de nos sentimens moraux, ou l’enchaînement de nos devoirs sociaux, que les connaissances les plus savantes de la physique : et bien des hommes, soi-disant civilisés, sont aussi incapables de l’un que de l’autre. J’irai plus loin. La morale n’étant que la connaissance des effets de nos penchans et de nos sentimens sur notre bonheur, elle n’est qu’une application de la science de la génération de ces sentimens et des idées dont ils dérivent. Ses progrès ne sauraient donc devancer ceux de la métaphysique : et celle-ci, comme la raison et l’expérience le prouvent[1], est toujours subordonnés à l’état de la physique dont elle n’est qu’une partie. Il s’ensuit donc que de toutes les sciences la morale est toujours la dernière qui se perfectionne, toujours la moins avancée, toujours celle sur laquelle les opinions doivent être le plus partagées. Aussi, si nous y prenons garde, nos principes moraux sont si loin d’être uniformes qu’il y a à cet égard autant de manières de voir et de sentir, que d’individus ;

  1. La raison de cette dépendance ne frappe pas d’abord. Car il n’est pas nécessaire d’avoir de grandes connaissances physiques pour bien observer la manière dont se forment nos idées, et les découvertes les plus admirables en physique sont encore très-insuffisantes pour nous dévoiler les causes de cette génération des idées. Il semblerait donc que ces deux sciences étant séparées par des ténèbres impénétrables, sont indépendantes l’une de l’autre. Cependant comme l’esprit humain toujours impatient de lier ses idées, comme l’observe Smith, est d’autant plus téméraire en explications qu’il est moins riche en faits capables de les contredire, il