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lisme, rien que cela demeurait énorme et déconcertant et suffisait à provoquer en lui-même un pénible travail de révision.

Ce matin d’hiver, il était arrivé de bonne heure au Palais de Justice, et, dans la chambre du Conseil, près d’un feu joyeux, tandis que la neige tourbillonnait au dehors, il attendait ses assesseurs en parcourant les journaux. Un article enthousiaste sur M. Magnaud l’exaspéra particulièrement. C’était intitulé : Le Bon Juge. Le Bon Juge ! L’expression, inventée par on ne savait quel folliculaire subversif, faisait son chemin. Voilà plusieurs fois déjà qu’elle apparaissait dans les proses quotidiennes, dans les conversations du Palais. Le Bon Juge ! Mais, en vérité, ne dirait-on pas que les autres sont mauvais ! Lui, le président Louvrier, et Darrest, et Binoche, et tous, tous ses collègues ou assesseurs, mauvais juges ? Et l’amour-propre personnel, surexcité et centuplé par l’amour-propre corporatif, s’irritait aux éloges des journalistes comme si chacun d’eux eût été une injure mêlée d’un blasphème…

Le juge Adonis entra au moment où le Président Louvrier brandissait la gazette avec fureur. C’était un pauvre homme caduc et prématurément vieilli par la maladie ; il assistait aux audiences d’un air affaissé, regardant fixement devant lui, ne comprenant presque plus rien, mais faisant inconsciemment les besognes coutumières. Les présidents aimaient à l’avoir comme assesseur, parce qu’il était toujours de leur avis. Ce jour-là, il avait lutté contre la tourmente glacée, et il apparaissait plus chétif, plus minable encore que d’habitude. Uniquement préoccupé de se réchauffer un peu, il ne s’aperçut point de l’agitation de Louvrier.