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XLVII

Nos heures


Sur l’eau grise qui ne bouge pas, fume un brouillard triste : c’est un matin terne comme un crépuscule où tout meurt hors de soi et en soi !

Dans la maison silencieuse, je marche sans but, comme un fantôme dans un rêve : je n’ai ni joie, ni chagrin, ni espoir, ni regrets, je n’ai rien ! Et ce néant dans lequel sombre mon âme n’a rien de pénible. Je regarde l’eau immobile et profonde, et je ne souhaite pas d’être au fond, je regarde un oiseau qui file dans le ciel blanc et je ne désire pas m’échapper d’ici… J’entends les moineaux piailler, une vache qui beugle, et dans le lointain, le roulement sourd d’une voiture lourde, mais ces bruits ne me disent rien : je ne pense pas, mon esprit sommeille et mon cœur dort. La voiture approche, je lève les yeux : c’est la voiture des morts dont la croix d’argent est drapée d’un crêpe qui se roule et se déroule dans l’air froid… Une dizaine d’hommes suivent le pauvre convoi : ils causent entre eux, il y en a même qui rient derrière le mort cahoté sur la route défoncée…

Nonchalamment, je les suis des yeux, et tout à coup, la somnolence morne qui m’engourdit est traversée par quelque chose de sain, de fort, de poignant, qui met des larmes dans mes yeux et de la vie dans mon âme.