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Mais n’est-ce pas une étrange chose que l’injustice soit si fréquemment, et si fatalement en quelque sorte, la base d’action des congrégations romaines ? Et néanmoins tout cela s’explique parfaitement par ces vieilles habitudes d’irresponsabilité transmises de siècle en siècle dans la curie romaine, et à l’abri desquelles se commettent quelquefois les plus terribles injustices. Car de tout temps et dans tous les pays l’irresponsabilité chez les fonctionnaires, grands ou petits, n’a jamais signifié pratiquement qu’arbitraire contre les administrés ; et avec mes notions de justice et mon habitude du système judiciaire de ce pays, il me semble en toute sincérité que toute la pratique des congrégations romaines se résume à peu près uniquement dans l’arbitraire.

Car enfin, en admettant que je me sois trompé, — chose très possible, sans aucun doute et qui est arrivée à de bien autres personnages que moi, à S. S. le Pape actuel, par exemple, quand, ne prévoyant pas qu’il écrirait un jour le Syllabus, il faisait annoncer en 1848, au grand conseil de Berne, par son Nonce, Mgr. Luquet, « que l’Église saurait accepter la transformation sociale des temps et ne refuserait pas, quand le temps serait venu, de reconnaître le grand principe de sa séparation d’avec l’état, cette expression éminente et suprême de la liberté. » Or maintenant que le Syllabus déclare être des erreurs du temps présent l’idée « que le Pape doit se réconcilier avec la civilisation moderne, » ainsi que le principe de la « séparation de l’Église et de l’État ; » il faut bien admettre que le Pape de 1848 faisait examiner par son Nonce des principes frisant alors l’hérésie puisque le Pape de 1864 les a condamnés, et qu’il se trompait en 1848. Or cela pourrait peut être suggérer aujourd’hui l’apropos de l’indulgence envers ceux qui ne réclament pas l’infaillibilité, — eh bien, en admettant, dis-je, que je me sois trompé, est-ce bien en persistant à ne pas m’indiquer l’erreur que j’ai pu commettre que l’on me persuadera que l’on a certainement raison et que l’on ne songe qu’à défendre de bonne foi la vérité ? Mais c’est précisément là le meilleur moyen d’empêcher les gens de croire à la sincérité du juge ! Tenir ses motifs secrets après avoir jugé en secret ne peut jamais suggérer aux hommes réfléchis qu’une forte présomption d’injustice. Et le fait est que l’on n’a jamais employé le secret dans la procédure que pour systématiser l’injustice en la voilant aux yeux des masses.

Et enfin, est ce donc bien à Rome que l’on tient si peu de compte de cette grande parole, dite à Jérusalem il y a dix huit siècles : « Si j’ai mal parlé, faites-moi voir le mal que j’ai dit ; mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappez-vous ? » Comment se fait-il que les membres de l’Inquisition ne se croient pas un peu liés en conscience par ce magnifique précepte, et s’affranchissent si facilement de ce devoir : « montrer à un homme le mal qu’il a pu dire ! »

Ah ! je m’explique facilement aujourd’hui que l’illustre Rossi ait dit, alors qu’il était ministre du Pape, « qu’il fallait porter la hache dans ce vieux

    per ? Pourquoi donc toutes les feuilles que l’autorité ecclésiastique contrôle et peut faire taire d’un mot attaquent-elles toujours avec tant de virulence l’auteur et non le livre ?
    Que l’on cesse donc de donner aux hommes intelligents de prétendues raisons où il n’y a qu’inanité et manque de droiture ! Je comprendrais encore cette prétention, cette tentative de palliation d’un acte arbitraire en lui-même, quand on indique l’erreur condamnée.
    Mais quand on condamne un livre comme rempli d’erreurs sans en indiquer une seule, alors il est trop clair que c’est railleur bien plus que le livre que l’on a voulu atteindre, car si l’on ne songeait vraiment qu’au danger de l’erreur, on l’indiquerait ! On a, dans une condamnation en bloc, un moyen facile de déconsidérer aux yeux de ceux auxquels on défend tout examen d’un acte quelconque de l’autorité, les hommes dont on n’est pas satisfait, soit parcequ’ils ne veulent pas se laisser conduire comme des enfants, soit parceque l’autorité locale veut diminuer leur influence. Et c’est dans ce cas qu’une condamnation demandée en secret, et obtenue en secret, et dont on ne dit pas les motifs, ne peut plus être en équité regardée comme une sentence, qui suppose l’audition de l’accusé, mais devient pratiquement une diffamation puisque ni le public ni l’auteur ne savent pourquoi il est condamné, et que c’est toujours une iniquité de condamner sans dire pourquoi l’on condamne.