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qu’exposé par Eymericus dans le guide des inquisiteurs, qui permettait à ceux-ci de garder un accusé pendant des années en prison sans lui communiquer les faits à sa charge, et allait même jusqu’à leur suggérer de ne pas communiquer d’abord aux accusés, (quand enfin leur procès arrivait) les dénonciations faites contre eux,[1] mais de les interroger avec adresse de manière à en tirer des aveux qui permissent d’allonger les actes d’accusation ; qui ne permettait aux accusés de voir leur avocat qu’en présence de l’Inquisiteur, ce qui rendait toute défense illusoire ; qui consacrait cet abominable principe que deux témoins qui déclaraient avoir entendu dire (il faut entendre ici appris par oui-dire) une chose, équivalaient à un témoin qui aurait vu ou entendu cette chose, déclaration jugée suffisante pour ordonner la torture : qui obligeait les parents ou amis à se dénoncer les uns les autres ; qui obligeait les enfants à dénoncer leur père ou leur mère, et le père ou la mère à dénoncer les enfants ; qui exigeait contre la femme le témoignage du mari et contre le mari celui de la femme, les obligeant eux aussi de se dénoncer entre eux ; qui déclarait infâmes de droit les enfants des hérétiques jusqu’à la deuxième génération, en exceptant, toutefois l’enfant qui aurait dénoncé son père !  ! Je sais bien, dis-je, que tout ce qui s’est fait, à Rome, à notre égard, y inclus la procédure sécrète, n’est que la conséquence naturelle de ces anciennes habitudes d’arbitraire et de mépris de tout droit qui ont leur racine dans cet effroyable code qui est resté la base du droit romain actuel. Mais j’ose dire que plus une pratique arbitraire est ancienne, moins elle est excusable aujourd’hui que les codes se sont adoucis partout, que les mœurs judiciaires ont été améliorées et rectifiées partout, et que les notions générales sur le droit individuel, sur l’inviolabilité de la conscience humaine et sur la procédure judiciaire se sont si profondément modifiées dans tout le monde civilisé.

Il me semble que c’est une bien triste chose que de voir Rome seule s’arcbouter contre ce courant universel d’opinion qui a su donner de si excellentes formes à la justice, et obtenu partout de si importantes garanties en faveur des droits individuels ; et malheureusement les faits sont là qui nous démontrent, par la manière dont nous avons été jugés, que l’on n’a pas fait un pas, à Rome, depuis six cents ans, sur certaines questions de justice, de procédure et de respect des droits d’autrui quand partout ces questions ont été résolues dans le sens de la sympathie et de l’indulgence en faveur des accusés.

Nous voyons par notre propre expérience, que la nature même des institutions romaines est l’immobilité fatalement imprimée à tout ce qu’elles contrôlent, et l’hostilité instinctive à tout ce qui a été jugé partout ailleurs progrès sage et réfléchi sur le passé.

Et nous sommes forcés de comprendre enfin, à la vue de la procédure inadmissible en raison et en équité que l’on a suivie à notre égard, qu’un trop grand nombre des hommes, éminents sans doute sous bien des rapports, qui forment la curie romaine, restent aussi étrangers à leur époque qu’à ces nécessités de la vie intellectuelle et sociale qu’ils n’aperçoivent qu’à travers le brouillard des préjugés du cloître, ou d’une intelligence murée dans la routine, ou d’une éducation faussée par le désir de dominer en tout les intelligences que Dieu a faites libres.

Nous voyons enfin avec stupeur que dans la curie romaine toutes ces notions fondamentales de justice et de devoir envers autrui que le temps a partout consacrées, doivent invariablement céder devant ce funeste préjugé hiérarchique que même si l’on croit le supérieur blâmable, il faut maintenir son prestige personnel devant l’opinion. Je sais bien, pour l’avoir vu moi-même souvent, que quand il s’agit d’un conflit entre ecclésiastiques, le supérieur est quelquefois blâmé quand son tort est trop apparent ; mais par exem-

  1. Mais cette communication, ne se faisait jamais sans retrancher les noms des dénonciateurs.