Page:Desrosiers - Les Opiniâtres, 1941.djvu/221

Cette page a été validée par deux contributeurs.
219
les opiniâtres

— Vois-tu, disait-il, on croit d’abord que cet abandon tient à une personne en particulier : gouverneur, ministre ou roi. Mais les hommes se succèdent : rien ne change. La raison profonde, que l’on ne distingue pas, se loge plus loin.

Pierre examinait la faillite extérieure de leur existence ; Ysabau en discernait la réussite intérieure. Les dangers avaient avivé leur amour, ils en avaient fait jaillir de grandes flammes comme des coups de tisonnier sur des billettes en feu. Jamais Pierre et elle n’auraient pu se sentir plus unis que durant les moments où elle montait la garde, par exemple, mousquet au poing pendant que Pierre bûchait ; où ils verrouillaient la porte, appréhendant toute la nuit une attaque qui ne se produisait pas ; où ils cheminaient sous la futaie et que le moindre craquement de branche pouvait déceler un Iroquois. Ils avaient manqué de temps pour les querelles mesquines et les jeux de l’égoïsme. Ysabau retrouvait aussi nombre d’impressions : souvenir de l’après-midi dans la forêt quand le mal du pays l’avait saisie ; souvenir de ce soir d’automne pluvieux et froid quand elle était entrée dans la maison les pieds boueux. Des sensations répétées avaient gravé les mêmes empreintes comme des leviers frappant sans répit sur la même pièce de monnaie.

— J’aurais à revenir, je reviendrais, disait-elle

Puis Pierre s’accusait : —

— Je porte la responsabilité de nos malheurs, disait-il : je travaillais trop ; je distinguais mal l’état de la colonie, je manquais de prudence. Nous aurions dû vivre dans le fort continuellement. Mais je souffrais trop entre les palissades. Personne n’osait m’avertir nettement du danger. François et Koïncha s’exposaient pour nous protéger.

Oui, maintenant, il se rappelait bien. Dans sa famille, à tout bout de champ, on rencontrait un individu comme lui : il découvrait une grande tâche, il s’absorbait, travaillait, s’épuisait de fati-