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les opiniâtres

Comme au premier jour, il voulait monter sur le haut du Cap, au-dessus du palais du Gouverneur et des casernes, voir s’étendre lointainement le continent sauvage et inculte. Il se souvenait de son premier regard sur ce paysage qui dégage tant de majesté par son fleuve, ses montagnes, ses terres en amphithéâtre, sa sylve centenaire, et là-bas, à droite, ses falaises et l’étendue plate des terres forestières.

Il se rappela les unes après les autres les heures qu’il avait vécues depuis bientôt trente ans qu’il habitait la colonie : heures de fièvre, de labeur et d’espérances ; heures d’inquiétudes et de dangers ; heures de renoncement, de douleur, de deuils. Au travail, il oubliait ; mais lorsqu’il était ainsi désœuvré, tout ce passé lui faisait mal.

Bilan qui ne se pouvait supporter en effet : deux fils morts en même temps ; Ysabau si dangereusement blessée, tellement affectée par ses deuils, qu’elle semblait resurgir de l’autre monde ; sa maison, ses bâtiments, son bois de construction de nouveau en cendres ; ses troupeaux détruits ; son modeste fonds encore en friche, ses instruments aratoires brûlés. En sept ans, la colonie n’avait pas connu une journée de paix. Des massacres avaient eu lieu à Ville-Marie, il y a quelques jours à peine. Le bac qui circulait des Trois-Rivières à Québec était armé en guerre, des pierriers aux quatre coins. Toujours des négociations interrompues par des combats. Deux milliers de Sauvages grignotaient et moquaient la population terrorisée.

Pierre observait l’allongement plat des terres. Il pensait de même que tous les Français qui, depuis près de soixante ans, avaient habité la colonie. « Nous devons garder ce pays, se disait-il ; il contient le fleuve, avenue perçant la contrée jusqu’au cœur ; au bout de ce couloir, de chaque côté jusqu’à des lointains qui défient l’imagination, des biens stables attendent : forêts sans bornage,