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les opiniâtres

les espoirs. À l’entendre, il ne s’acheminait pas vers un pays de Cocagne. « Il faudra souquer dur », disait-il. La virile précision de son intelligence ajustait exactement la parole à l’idée, le sentiment à l’objet, sans ces bavures que l’imagination produit. Elle se défendait même contre l’intempérance de l’espoir et prévoyait les obstacles.

Pierre de Rencontre éprouva le calme de cette amitié ; la pondération des propos le délivrait des appréhensions. Quant à monsieur du Hérisson, il devinait la soif d’apaisement du jeune homme. Il le regardait souvent lorsque la silhouette de ce dernier, à l’avant du bâtiment, se haussait de façon démesurée dans la pénombre fantomatique du brouillard. De son regard investigateur, il avait deviné bien des parties du caractère de cet aventurier : l’imagination, par exemple, la sensibilité, et, soudain, comme par une déchirure de la vision, des fonds de souffrance ; l’air distant, abstrait, qui ne correspondait ni à du mépris pour les autres, ni à de la morgue, mais plutôt à un jeu intérieur de rêves et de pensées ; la passion qui animait les yeux noirs, une promptitude à comprendre, la volonté qui imprimait déjà à la figure un dessin net. Monsieur du Hérisson le suivait de l’œil avec bienveillance et curiosité ; il le voyait marcher de son grand pas direct, évitant les obstacles comme par miracle. Pierre soulevait Anne dans ses bras, il lui parlait avec cette ingéniosité du cœur que la feinte n’imite pas.

— Sincérité de part en part, sincérité compacte, pensait monsieur du Hérisson ; a-t-on jamais eu idée de partir dans la vie armé de cette façon ?

De la nuit où elle gîtait, la vigie hurla : « Terre, terre ».

Les passagers ne discernaient à l’avant, au ras de l’eau, qu’un point lumineux ; à chaque instant, une vague plus forte le dérobait aux regards.