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les opiniâtres

Après avoir voyagé pendant plus de trois semaines, Koïncha était arrivée depuis deux nuits. Pourquoi était-elle partie ? Elle avait appris, elle, que François n’était pas mort ; que les Onnontagués l’avaient soigné pour le livrer au supplice du feu. Ceux-là ne recevaient pas de pardon qui avaient tué plusieurs guerriers de la tribu. La torture revêtirait la forme la plus cruelle : François serait lié de façon à ne pouvoir remuer ; on lui attacherait autour du cou des colliers de haches rougies ; on le caresserait avec des instruments de fer ; on allumerait à ses pieds un petit feu, on l’alimenterait avec habileté : durant tout un jour brûleraient les pieds, les jambes, les cuisses de François ; puis, plus abondamment fournies, les flammes envelopperaient le tronc pendant tout un autre jour. Tout habitant de l’Amérique connaissait les détails de ce rituel.

Koïncha avait été témoin ensuite du désespoir de la femme blanche. Elle avait vu Ysabau s’enfuir vers la maison lorsque Sébastienne était revenue ; du dehors, rôdant sous les arbres, elle avait entendu les sanglots ; elle avait observé la mère se promenant la nuit de long en large, sans repos, incapable de dormir, de manger, de travailler, malade d’angoisse.

Koïncha s’était décidée. Elle avait dérobé un sac de maïs, elle s’était embarquée dans le canot de François, elle était partie sans dire mot. Elle éprouvait peu de crainte : que lui importait maintenant la mort ? Le feu même réveillerait-il jamais l’insensibilité de son épiderme ? Au pis aller, on l’assommerait comme une vermine d’un coup de casse-tête ou de crosse d’arquebuse. D’autre part, qui sait ? aucune tribu ne connaissait l’art de se garder. Sans se dissimuler beaucoup, sans hâte, Koïncha avait voyagé par clair de lune, se fiant aux mots iroquois appris dans son enfance pour se tirer d’affaire ; et elle se sentait abandonnée, à jamais seule, comme bête en agonie.