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détruire ; puis, là-bas, les larges pièces unies qui encadraient les constructions. Pierre aurait pu écrire l’histoire de chaque motte et de chaque champ. Il se souvenait des dimensions de tel ou tel arbre exceptionnel ; de la dépression qu’il avait comblée, de la butte qu’il avait aplanie. Partout se creusait, — œuvre de ses mains, — le réseau fin des rigoles, des fossés qui avaient drainé l’humidité de ce sol.

Comme Pierre suivait une piste le long de la forêt, il pénétrait parfois sous bois dans une froidure de caveau ; il examinait la futaie qu’il connaissait bien comme on s’arrête devant un tableau familier, mais que l’on aime à goûter avec recueillement ; et les arbres assumaient plus de majesté, se dressant dans la pénombre glauque.

Il revint dans la prairie. La cheminée fumait là-bas. La surface du fleuve encadrait le toit bas, comme si elle eût été verticale Les bêtes entraient à l’étable ; le reste du pays semblait bien mort.

Pierre ramassait ses forces. Ses désirs, ses rêves, son entreprise féconde, il devait les extirper de soi-même, un à un, comme des hameçons où s’accrochaient des lambeaux de chair, où perlaient des gouttes de sang. Pour peu que la guerre durât, son fils aîné contracterait à jamais le goût de l’aventure ; lui, il n’accomplirait presque plus rien. Mais cet ouvrage mal dessiné, étriqué, intimerait-il quand même la solidité de son dessein et la véhémence de sa volonté ?