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si les nerfs et le sang de ce grand corps se fussent prolongés en lui, eussent circulé en lui, l’eussent agité de leur frémissement désordonné. Son entreprise, sa vie familiale, le destin de ses fils en subissaient un bouleversement.

Il poursuivait donc son travail de pionnier forestier, mais dans la distraction forcée, sans la concentration d’autrefois. Il ne pouvait ni prévoir, ni organiser ; il peinait au jour le jour, sans horizon, sans calcul.

Et Pierre regardait son fils qui comptait maintenant dix-sept ans et qui était doué d’assurance et d’autorité. Au sang-froid, à la force physique, à l’habileté, il joignait une maturité de caractère qui imposait. Deux fois déjà, François avait remonté bien au delà des sources du Saint-Maurice. La société Villebon l’avait nommé contremaître de ses canots.

Quand Pierre assistait au départ de François, il éprouvait toujours le même mal profond. À la fin, il avait cédé. Écrasé, dominé, par des événements plus lourds que sa force, il avait subi l’éclatement de sa volonté ; il s’était brisé ce moule dans lequel il avait désiré couler le métal de son avenir et de celui de ses enfants. Jamais phénomène ne lui avait paru plus douloureux. Renoncer, relâcher son étreinte, desserrer les poings sur la barre du gouvernail, confier l’embarcation au torrent fou, s’accompagnaient chez lui d’une angoisse et surtout d’une inquiétude continuelles. S’il ne dirigeait plus, où irait-il atterrir ?