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les opiniâtres

— Moi ? Tu le sais bien, je ne peux quitter.

— Alors, nous demeurons.

— Mais les enfants, Ysabau ?

Oui, durant ces années écoulées, Ysabau l’avait apprise cette crainte profonde, irrésistible de la chair, quand le péril menaçait ses petits ; elle la connaissait cette terreur qui jaillissait soudainement des profondeurs des instincts, en bouffées puissantes au travers de la fermeté, de la piété, des résolutions. Mais non, rien ne pouvait l’ébranler.

— Nous demeurons ensemble, toi, moi, les enfants. C’est horrible, mais chacun doit courir son risque. Je sais tirer du mousquet, François aussi. Je n’ai aucun mérite à te dire cela : je ne suis pas libre. Aujourd’hui, toute espérance immédiate semble morte. Alors supposons que le sergent Pierrotin me voie m’esquiver avec les enfants ?… Et les domestiques ? Et les soldats ?

… Un rien et chacun s’affole. Pierre, l’exemple ne viendra ni de moi, ni de mes enfants, même de ceux qui ne marchent pas. Mais non, pas moyen d’agir autrement. Pierre, j’ai confiance. Je vous écoute parler ; je ne suis pas toujours de votre avis. Non, Pierre, les Iroquois ne prendront pas d’assaut un fort défendu par des Français. Non, Pierre. Ils ne nous chasseront pas d’ici.

Ysabau monta au premier par l’escalier presque vertical. Elle visita les lits l’un après l’autre : François, Yseult, Jacques, Ysolde, Paul et Pierre. Elle contemplait leur sommeil. « Et si après tout l’Iroquois pénétrait dans la place ? » Un frisson d’horreur la secoua ; des visions s’imposèrent à son esprit. Elle pensait à Godefroy dont on n’avait jamais eu de nouvelles, aux nombreux Français livrés au feu. « Et moi, vous ai-je condamnés à cette mort ? » L’héroïsme fait mal. Ce jeu de prévoir auquel elle s’était livrée, que valait-il ? Seraient-ils jamais délivrés de cette