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les opiniâtres

— En vieillissant, on demeure devant soi-même comme devant une machine sur laquelle on n’a que bien peu de prise.

« Où veut-il en venir ? » s’était demandé Pierre, les sourcils froncés, guettant les prochains mots qui l’éclaireraient.

— Les hommes se distinguent autant les uns des autres qu’un insecte armé de pinces de celui qui n’en possède point ; il aurait fallu les différencier par des organes divers : personne alors n’aurait entretenu d’illusions sur soi-même ; chacun se serait rangé dans sa vraie place.

Pierre avait alors flairé la tendance des aphorismes du grand-père.

— Un travailleur est parfois égaré parmi les guerriers qui excellent à se battre contre leurs semblables : comment se défendra-t-il, penses-tu ?

Le jeune homme avait compris. Mal à l’aise, la figure en feu, il ne regardait plus le vieillard lucide qui poursuivait ses considérations.

— Sur cette terre, aucun guerrier ne peut demeurer auprès du travailleur pour le protéger tout le long du jour, car il a son propre travail à exécuter.

« Assez, assez », pensait Pierre excédé.

Le grand-père Servien devinait l’effet de ses propres paroles et il les adoucit aussitôt :

— Aucun mal à manquer d’esprit de finesse, de ruse : l’honnête travailleur jouit certainement du meilleur lot.

Mais en même temps, il se refusait à affaiblir l’impression de ses premières phrases, et il ajouta :

— Dans ce combat entre individus qu’est souvent la vie, certains sont aussi incapables de se défendre que s’ils étaient démunis d’armes au milieu d’une bataille.

Le grand-père se tut. Il laissa ces pensées choir dans l’esprit de son petit-fils sans les appliquer. Torture que cet examen de conscience qu’il avait conduit brutalement, mais avec sagacité ; il avait