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et à la pêche, comme un ivrogne obligé de se remettre à boire. Et alors il avait constaté combien pouvait être agréable l’existence dans un pays giboyeux ; il savait aussi le prix des fourrures.

Cette tentation, Pierre la connaissait bien : elle l’assaillait lui-même très souvent. Inconsciemment, l’homme recule devant le défrichement, œuvre de patience, de ténacité, de lenteur ; et si le mors de la volonté ne le dirige pas avec énergie, il se cabre, il se jette en bonds de côté dans des chemins plus faciles, la carrière de trappeur, par exemple.

— Mais la terre, dit Pierre à Eustache, elle est comme une solide chaloupe qu’on a sous les pieds. Tu sautes dedans : elle ne chavire pas, elle ne défonce pas.

— La chaloupe, elle est dure à bâtir.

— Voilà. Le pays se peuplera. Gibier, poisson diminueront peu à peu. Toute la terre sera occupée.

Car si Pierre avait souvent éprouvé la tentation, jamais il n’avait hésité. Son intelligence robuste voyait nettement le chemin. Au contraire, celle de Sarrazin semblait s’être arrêtée dans son développement. Elle avait conservé une étrange puérilité.

— Je dors bien, je mange bien, répondait-il à Pierre ; j’ai du bois pour me chauffer. Je fais plus d’argent avec mes fourrures que toi avec ton défriché. Alors ?

— Mais tes enfants, Eustache ?

— Mes enfants ? Demeureront-ils seulement en Nouvelle-France ? Tu ne vois pas le pays comme il est. Quelques soldats en garnison, les Iroquois partout, nous ne recevons pas de secours. Bâtir une maison, des bâtiments ? Pour que les Sauvages les brûlent ? S’échiner sur un coin de terre et l’abandonner ensuite ? Élever des animaux que les autres abattront ?