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même manœuvre. Malgré ces précautions, de nombreuses pièces sont mouillées et deux canots subissent des avaries.

L’excitation du débarquement dans le roulement des vagues avait fait oublier l’incident du trajet. Tous s’en souviennent maintenant. Ils acclament Turenne. Montour est là, parmi les autres. Sur la lividité de ses joues transparaît un peu de rougeur, car il entend les moqueries : « Beau mousse de cambuse ».

Aussitôt que le groupe se disperse, il rejoint Cournoyer.

— Bombardier n’a pas aimé ma promotion, dit-il au guide. Il avait son candidat à lui : Turenne. Il ne vous pardonne pas de ne l’avoir pas consulté. Il se venge à sa façon.

Sa phrase est brève et dure. Il halète. Cournoyer, silencieux, le regarde et donne des paroles vagues d’assentiment.

Montour ne néglige pas Turenne.

— Nous vous devons tous des remerciements. Vous nous avez sauvés. C’était une tempête exceptionnelle. Puis il aborde Bombardier lui-même.

— La prochaine fois, tout ira mieux. Je manquais d’expérience. Tout s’apprend avec le temps.

Il se hâte. Il dit à chacun le mot qu’il faut ; il se rapproche de Cournoyer, de Bombardier, de François Lendormy surtout ; il se colle à eux. Son amitié devient adhésive. Les uns et les autres, il veut les engluer, en ce moment dangereux, dans la viscosité de ses prévenances, de ses flatteries, de ses attentions.

Il veut aussi se tenir à portée pour détruire, à mesure qu’ils naissent, les bourgeons des soupçons, orienter à son avantage, aussitôt qu’ils se font jour, la défiance ou le ressentiment, interpréter les faits compromettants pour lui, canaliser les émotions. À ces conditions seulement, son action future ne sera pas entravée. Il pourra recommencer demain, ce qui est plus important que tout : comment peut-on s’élever en effet, si ce n’est lentement, d’échelon en échelon ? Et à quoi bon le succès passager, mais si malhabile qu’il s’interdirait tout lendemain ?

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