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— Non.

— Vous aurez des émotions.

Debout, adossé à un arbre, indifférent, Montour fume. De haut, il surveille les hommes assis et les écoute parler.

Les doléances se succèdent. Déjà la brigade a parcouru plus de cent lieues sur l’Outaouais. Les engagés se souviennent des nombreux portages : du Fort, de la Montagne, du Grand Calumet, des Deux-Joachim, du Moine, de la Roche-Capitaine, de tant d’autres, courts ou longs, boueux ou rocheux, unis ou accidentés. Ils se souviennent des décharges, du béquillage, du hâlage à la cordelle.

Cependant l’Outaouais, à côté de difficultés nombreuses, leur accordait parfois quelques heures de répit : lacs ou longues nappes d’eau calme. C’est la Mattawa qui les a épuisés. Cette rivière torrentueuse, percée dans le granit, saute continuellement d’une cascade à l’autre, d’un rapide à l’autre. Ils l’ont remontée dans toute sa longueur. Vraiment, il aurait été plus simple de transporter les pièces à dos d’homme de l’embouchure à la source.

— Et la sagamité ! Je ne peux plus en voir, je ne peux plus en voir.

— Si nous mangions un peu de porc au moins quelquefois.

Tous, ils connaissent maintenant la satiété du maïs, l’unique aliment. Dans leur esprit se lève la vision des tables familiales dressées pour les repas du premier de l’an : les larmes leur viennent aux yeux de penser aux dindons, aux cochons de lait, au ragoût, aux jambons, aux pommes de terre et au pain.

Ils fument, ils fument par cette matinée aussi sombre qu’une nuit. Ils ressassent leurs griefs, ils rapportent les paroles des embaucheurs.

— Pour obtenir notre signature, quelle promesse ne nous auraient-ils pas faite ? La belle existence qui serait la nôtre : camper en plein air, voyager en canot, pêcher, chasser, voir des pays nouveaux.

— Et les chevaux sauvages que nous monterions pour chasser le bison…

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