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que Montour vient de passer par un grand danger ; sous le coup de la réaction, il s’anime, il rit. Il n’est plus retiré en lui-même, il ne commande plus son rire bref, sans profondeur ou le sourire superficiel de ses traits.

Puis cette agitation s’éteint.

— Bonsoir, et à demain, alors.

Les deux hommes se glissent sous le canot à côté de leurs compagnons ; ils s’enroulent dans les couvertures de laine, se couchent sur la pierre dure, — le meilleur lit des voyageurs, — dans la fraîcheur qui se dégage des herbes, de la forêt prochaine, de l’eau dont ils entendent la lourde chute dans les ténèbres.

De loin, on dirait que la rivière, large comme un fleuve, a quitté son lit naturel ; qu’elle s’est frayé une route au travers de la forêt accidentée et qu’ayant atteint une falaise de vingt-cinq à trente pieds de hauteur, elle se précipite entre des îlots de sapins pour former une quinzaine de chutes qui laissent battre dans le crépuscule le rideau de leurs eaux incessantes.

Du premier canot qu’il commande, Cournoyer dirige la manœuvre. La brigade traverse presque tout l’Outaouais ; elle aborde un cap d’accès difficile où doit s’opérer le débarquement. Les remous, les tourbillons, la vitesse du courant, le bruit rendent les hommes craintifs. De leur rame, les contremaîtres sondent le fond.

— Soyons prudents, soyons prudents, disent-ils.

Mais les paroles, elles, ne constituent pas l’avertissement le plus grave. Ici comme ailleurs, le long de l’Outaouais, des rivières et des lacs que les brigades suivent, des croix de bois grossières, solitaires ou en groupe, faites d’arbres à peine équarris, jalonnent les hauteurs. Droites ou penchées, anciennes ou neuves, elles érigent leurs bras roides au-dessus de tous les endroits dangereux ; elles pleurent, dans le paysage, la mort d’un, de cinq, de dix, quelquefois de vingt voyageurs péris dans les eaux. D’une colline à l’autre, d’un rapide à

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