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Puis, subitement, il se tourne du côté de Turenne. Il donne un autre tour de vis.

Un matin, Lune arrive en pleurant. Turenne la questionne.

— Ma sœur m’a dit que j’épouserais José Paul ; je ne veux pas, je ne veux pas ; j’ai peur de lui.

Elle pleure, elle se révolte.

— Sauve-moi, je ne veux pas. Toi, tu es fort. Il reste muet à la regarder.

Quelques jours passent. Puis elle revient encore à la charge.

— Ma sœur m’a dit que j’épouserais José Paul dans un mois.

La date est maintenant fixée, et les événements suivent leur cours. José Paul affiche son insolence dans le camp ; il triomphe avec bruit.

Et Turenne sait bien que Montour se tient en arrière de sa femme pour lui souffler les mots à dire à Lune, en arrière de José Paul pour lui inspirer ses airs de matamore. Montour veut jeter la panique dans l’âme de Turenne, l’acculer à une décision immédiate. Il serre dans ses étaux de la chair humaine ; il serre avec lenteur, avec calme, avec décision.

Et il attend Louison Turenne. Il attend la supplication de Turenne en faveur de Lune ; il attend le plaidoyer en faveur de la petite victime. Non pas qu’il veuille triompher brutalement du gouvernail et l’humilier. Bien au contraire ; il facilitera tout ; il restera simple, occupé d’autre chose ; il écoutera d’une oreille distraite puis il tendra la formule d’engagement sans un mot. Une affaire de routine, n’est-ce pas ?

Mais Turenne ne bouge pas. Toutes les fois qu’un homme comme Montour met de côté toute pitié, toute justice, toute bonté, toute douceur, il se dépouille de tout ce qui distingue l’homme de l’animal ; il est animal. La bête ne se détourne pas pour les souffrances qu’elle cause.

Halluciné par le spectacle de cette lutte inhumaine, incapable d’en détacher ses regards pour les reporter sur d’autres scènes plus riantes, Louison Turenne se demande si, malgré ses prétentions, l’homme n’est pas uniquement animal.

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