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faible d’un indifférent pour le forcer à livrer ses pensées, voilà la science qu’il possède en perfection. Avec, en plus, la patience, le manque de susceptibilité, il peut exécuter, maintenant, comme au billard, des carambolages savants. Connaissant de manière réaliste le caractère de trois ou quatre personnes, il lancera dans l’oreille de la première une parole qui rebondira de l’une à l’autre et ira accomplir au loin l’effet prévu.

L’angoisse étreint parfois Turenne ; cette lutte demande l’emploi de toute sa force intellectuelle et physique. Il doit adapter son esprit chaque jour, le développer dans un sens qu’il méprise. De plus, il est seul, lui, contre toute la cabale. Et si jamais il fait un faux pas, il sait que Montour sautera sur lui, d’un seul bond, et prendra avantage sur lui ; et s’il trébuche, il sera jeté par terre.

Louison Turenne revient un soir d’une visite à ses pièges. Sous la neige épaisse, les rameaux des sapins plient ; féerique en sa pureté s’étend le paysage. Dans le ciel bleu foncé même, les nuages voguent, blancs comme des paquets de neige douce. Une fillette indienne se trouve sur sa route ; ses raquettes minuscules sont brisées ; elle demande de l’aide.

C’est Clair de Lune, ou plutôt Lune, l’une des sœurs de la femme indienne de Montour. Elle a douze ans peut-être. Ses grands yeux noirs remplis du magnétisme indien brillent d’une lueur étrange ; la figure est ronde, les traits ne manquent pas de régularité. En plus des grâces naturelles de l’enfance, elle possède une vivacité, une impétuosité sauvages, qui lui confèrent beaucoup de charme.

Turenne sourit. Il lui répare ses raquettes et la ramène au fort. Une amitié naît entre eux. Au moindre prétexte, elle vient le retrouver. Déjà elle s’exerce à son dur métier de femme : coudre avec des nerfs les peaux de bêtes, tanner le cuir, orner les vêtements avec des verroteries ou des dards de porc-épic coloriés.

Car elle est promise à un pénible destin… S’atteler à une

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