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Mais maintenant qu’une tâche difficile se présente, c’est à lui qu’il pense tout de suite :

— Vous ramènerez à petites journées nos engagés et ceux des Petits. Ces derniers sont très affaiblis ; il serait très important qu’aucun d’eux ne mourût. Ne couvrez que de petites distances, surtout les premiers jours. Sur votre route, vous trouverez encore une couple de caches : du caribou gelé et du poisson blanc.

Et il lui indique avec soin les arbres aux branches desquels José Paul a suspendu des sacs de peau pleins de vivres.

Après deux jours de repos, Louison Turenne s’ébranle à son tour avec sa troupe misérable. Quatre ou cinq milles par jour, au début, voilà tout ce qu’il peut obtenir d’elle. De peine et de misère, il atteint la rivière des Couteaux-Jaunes. Au fond de ce haut couloir blanc, le vent ne harasse plus la troupe ; les tempêtes de neige sévissent au-dessus de leur tête, d’une berge à l’autre parfois. Toute querelle a cessé, et les engagés des deux compagnies forment déjà une famille unie et cheminent comme de vieux amis qui n’ont d’autre pensée que de s’entr’aider.

Mais, soudain, un malheur les frappe. Un carcajou a découvert les ballots de vivres de la dernière cache ; ayant grimpé dans l’arbre, il a coupé les cordes avec ses dents ; puis il a tout dévoré, caché ou souillé.

Qui ne comprendrait immédiatement l’étendue de ce désastre ? Turenne précipite la marche de la petite troupe. En deux jours, elle franchit une trentaine de milles. Mais cette vitesse épuise les hommes mal rétablis.

À partir de ce jour, la colonne se traîne. Turenne marche toujours le dernier. Chaque matin, il doit encourager les hommes qui refusent de se lever et préfèrent mourir tout de suite sur place ; quelques arpents dans la neige, et ces victimes se couchent, pleurent et s’abandonnent comme des enfants. Affaiblis de la sorte, ils sont très sensibles au froid qui contracte les nerfs : ils claquent des dents, ils tremblent, ils frissonnent toute la nuit et toute la journée ; ils maigrissent

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