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ble. Par les après-midis où le lac Nominingue se plisse de courtes houles bleues portant à leur crête une frange d’écume blanche, ils s’en allaient à la pointe des Jésuites, sur les hauteurs rocheuses. Et là, ils sentaient passer sur eux, entre les pins embaumés et bruissants, le grand vent sauvage qui se coule entre les gorges des montagnes inhabitées. Ils regardaient autour d’eux l’eau colorée à l’assaut du rocher, et s’étendre en arrière les bois millénaires au-dessus desquels planaient les têtes des vieilles pruches déchiquetées et sèches, les pointes des sapins géants et le dôme des gros ormes dont la verdure s’évase comme des gerbes. Et dans leur cœur, dans ces solitudes immenses, germait et grandissait avec violence l’orgueil superbe de la félicité.

Mais j’avais eu un pressentiment en les voyant revenir un soir, ayant remarqué pour la première fois le contraste qui était en eux. Pierre avait les cheveux, les sourcils, la moustache d’un noir de jais. Ses yeux étaient extraordinairement brillants. Sa sensibilité fine, sa force d’exaltation intérieure, se mêlait à quelque chose de sombre, d’inquiet, de soupçonneux et d’agité. Une déception d’amour l’avait rendu amer. Concentré et toujours taciturne, il ne m’avait pas fait de