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la vie aux plantes. Il a été trop loin. Il a souvent cédé, et M. Daudet comme lui, et les frères de Goncourt encore plus, à la tentation de décrire pour décrire. Flaubert, toujours sobre, peint la nature à larges traits, il la peint telle qu’il la voit, en observateur strict. Ses descriptions ne sont jamais des hors-d’œuvre. Elles viennent toujours compléter et expliquer l’état d’âme de ses héros.

Ainsi, Charles Bovary, monté sur sa jument, part de grand matin remettre la jambe cassée du père Rouault, à la ferme des Bertaux : « Encore endormi par la chaleur du sommeil, il se laissait bercer au trot pacifique de sa bête. Quand elle s’arrêtait d’elle-même devant ces trous entourés d’épines que l’on creuse au bord des sillons, Charles se réveillant en sursaut, se rappelait vite la jambe cassée, et il tâchait de se remettre en mémoire toutes les fractures qu’il savait. La pluie ne tombait plus ; le jour commençait à venir, et, sur les branches des pommiers sans feuilles, des oiseaux se tenaient immobiles, hérissant leurs petites plumes au vent froid du matin. La plate campagne s’étalait à perte de vue, et les bouquets d’arbres autour des fermes faisaient, à intervalles éloignés, des taches d’un violet noir sur cette grande surface grise, qui se perdait à l’horizon dans le ton morne du ciel. Charles, de temps à autre, ouvrait les yeux ; puis, son esprit se fatiguant et le sommeil revenant de soi-même, bientôt il entrait dans une sorte d’assoupissement où ses sensations récentes se confondaient avec ses souvenirs[1]. »

Non seulement ce paysage de Normandie, d’une extraordinaire intensité, surgit à mes yeux avec ses fermes entourées de bouquets d’arbres, à l’heure triste et grise

  1. Madame Bovary, p. 13.