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doit se borner à donner l’image d’un coin de nature. Il faut que nous soyons bien profondément gangrenés parle lyrisme romantique pour ne pas admettre sans discussion de si éternelles vérités.

Toutes les contraintes apparentes sont en réalité des aides ; le souci de l’exactitude donne à un roman une intensité de vie extraordinaire. On sait la conscience de Flaubert. Il dépouillait quelquefois une bibliothèque pour trouver un détail. À force d’interroger les faits, de creuser les caractères, tous les développements physiques ou moraux lui apparaissaient : un pli de lèvre, un froncement dérobe, l’odeur d’une chambre, la façon très particulière dont le soleil fait saillir un meuble dans telle circonstance ne lui échappent pas plus que le plus insaisissable mouvement de la pensée. Par une sorte d’hallucination, il voit devant lui les personnages avec lesquels il vit, et dit jusqu’à la couleur de leur prunelle, jusqu’aux moindres signes de leur visage. Bien plus, il jouit avec eux, il souffre avec eux. Il frissonne de volupté lorsque madame Bovary se jette, fiévreuse et délacée, dans les bras de Léon, il agonise avec elle : « Mes personnages m’affectent, me poursuivent ou plutôt c’est moi qui suis en eux, raconte Flaubert à M. Taine. Quand j’écrivais l’empoisonnement d’Emma Bovary, j’avais si bien le goût d’arsenic dans la bouche, j’étais si bien empoisonné moi-même que je me suis donné deux indigestions coup sur coup, deux indigestions très réelles, car j’ai vomi tout mon dîner[1]. »

D’ailleurs Flaubert travaille d’après ses souvenirs et ses lectures, sans rien livrer à la fantaisie, au désir de produire des effets bon gré, mal gré. La veillée funèbre de Homais et du curé Bournisien près du corps de ma-

  1. De l’intelligence, par H. Taine. Livre II, chap. Ier.