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il devint veuf et épousa une jeune fille sans fortune qui avait reçu quelque instruction dans un pensionnat de Rouen. C'était une petite femme sans beauté, dont les cheveux d'un jaune terne encadraient un visage rondelet, piolé de taches de rousseur. Prétentieuse, dédaignant son mari, qu'elle considérait comme un imbécile, ronde et blanche, avec des os minces qui n'apparaissaient pas, elle avait dans la démarche, dans l'habitude générale du corps, des flexibilités et des ondulations de couleuvre ; sa voix, déshonorée par un accent bas-normand insupportable, était plus que caressante, et dans ses yeux, de couleur indécise et qui, selon les angles de lumière, semblaient verts, gris ou bleus, il y avait une sorte de supplication perpétuelle. Delaunay adorait cette femme qui ne se souciait guère de lui, qui courait les aventures, et que rien n'assouvissait. Elle était la proie d'une des formes de la grande névrose qui ravage les anémiques. Atteinte de nymphomanie et de prodigalité maniaque, elle était bien peu responsable, et, comme on ne la soignait que par les bons conseils, elle ne guérissait pas. Accablée de dettes, poursuivie par ses créanciers, battue par ses amants, pour lesquels elle volait son mari, elle fut prise d'un accès de désespoir et s'empoisonna. Elle laissait derrière elle une petite fille, que Delaunay résolut d'élever de son mieux; mais le pauvre homme, ruiné, épuisant ses ressources sans parvenir à payer les dettes de sa femme, montré au doigt, dégoûté de la vie à son tour, fabriqua lui-même du cyanure de potassium et alla rejoindre celle dont la perte l'avait laissé inconsolable[1]. »

  1. Maxime Du Camp. Souvenirs littéraires, t. I.