Page:Desprez - L’Évolution naturaliste, 1884.djvu/304

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

terre à terre, plus charnelle, plus profonde aussi que la vieille conception idéaliste. Victor Hugo, Lamartine et Vigny enveloppent la femme aimée dans une auréole vague, s’égarent en rêveries sentimentales ; M. Sully Prudhomme précise, creuse sa pensée, l’interroge et se répond. Il est le poète solitaire du foyer, tandis que ses aînés, poètesdu forum, criaient sur les places publiques jusqu’à leurs misères de cœur. Musset, aux plaintes si pénétrantes, n’aurait peut-être pas compris les larmes de ce passionné moderne qui craindrait de profaner son amour en l’étalant et se contente d’essuyer au bord de sa paupière une larme furtive. Tempéraments bien opposés. Si le poète des Nuits, grâce à son génie, force l’admiration et la pitié pour ses douleurs de Don Juan non satisfait, nous sympathisons mieux avec les sentiments voilés de M. Sully Prudhomme. Le demi-jour convient aux effusions intimes.

Comme Musset, M. Sully Prudhomme a souffert de la femme ; il y a dans son cœur, il l’a raconté lui-même dans une pièce célèbre, une fine fêlure. Loin de se jeter de désespoir dansde nouvelles expériences, l’auteur des Vaines tendresses espère parvenir à l’apathie stoïcienne, il escompte l’âge sauveur où, ses sens enfin domptés, sa soif de science apaisée, il pourra s’adonner au calme d’une vie végétative :


Ni l’amour ni les dieux ; ce double mal nous tue.


Et ce sensitif que la moindre meurtrissure ensanglante, ce vase que le moindre coup d’éventail brise, ce poète de décadence, perdu dans tous les raffinements de la pensée moderne, et chez qui, par suite, la faculté de jouir et de souffrir est décuplée, aspire à devenir un terme où Je liseron s’enroulera : voilà le suprême bonheur.